Quand il s’agit de s’interroger sur la démocratie, il n’est pas rare de voir resurgir une célèbre citation de Winston Churchill, sous une forme généralement un peu tronquée :
[…] on a pu dire qu’elle [la démocratie] était la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps […]
Winston Churchill, déclaration a la chambre des communes, 11 nov. 1947
La troncature tend à occulter la deuxième partie de la phrase, pourtant tout aussi parlante, en particulier de nos jours.
[…] mais il existe le sentiment, largement partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres.
Winston Churchill, déclaration a la chambre des communes, 11 nov. 1947
Que penserait Winston Churchill du fait que le gouvernement de Boris Johnson – qui a pourtant publié une biographie consacrée à son illustre prédécesseur – expulse son petit-fils du parti conservateur pour avoir daigné voté contre la volonté d’un gouvernement qui semble tout faire pour éviter le contrôle parlementaire durant une période cruciale de l’histoire du Royaume-Uni?
On nous parle actuellement ad nauseam du Brexit mais cette (triste) saga semble particulièrement révélatrice de la situation politique actuelle dans de nombreuses démocraties – et non des moindres. Un peu partout dans le monde, des leaders populistes sont arrivés au pouvoir, laissant entrevoir une forme de faillite des démocraties telles que nous les connaissions durant ces dernières décennies.
Et ces situations se présentent souvent dans un contexte de mise en opposition entre le « peuple » et les forces politiques en place, les partis de gouvernement qui se partagent le pouvoir depuis de nombreuses années. Une opposition rhétorique est de plus en plus élevée entre la souveraineté du peuple et celle du parlement (pourtant censé représenter la volonté du peuple), entre démocratie directe et démocratie parlementaire.
Les parlementaires – nous dit-on – ne défendent que leur propre intérêt, ou celui des lobbys, et ne reflètent plus la volonté du « peuple », voire agissent contre la volonté du peuple. Donnons plus de pouvoir aux citoyennes et aux citoyens – explique-t-on -, organisons des référendums !
Le piège du référendum
Ah, le référendum… Il est une des principales revendications des « gilets jaunes », il est plébiscité pour décider de l’avenir des Aéroports de Paris.
Il est aussi vu comme la preuve que les parlementaires vont à l’encontre de la volonté du peuple. Le paysage politique français serait certainement bien différent aujourd’hui si les députées et les députés avaient décidé de respecter le résultat du référendum de 2005 sur la constitution européenne. Cette négation du choix populaire porte certainement en elle une des germes de l’effondrement du PS et des Républicains, et l’émergence de nouveaux mouvements revendicatifs, parfois extrémistes.
Le référendum sur la sortie de l’UE par le Royaume-Uni semble aussi aboutir à une situation politique inextricable. Le gouvernement Johnson se targue de ne faire qu’appliquer la volonté du peuple en déclarant sortir de l’Union européenne le 31 octobre avec ou sans accord. Mais ses opposants rétorquent – à raison – que si les Britanniques ont bien voté pour une sortie, ils n’ont pas voté pour une sortie « no deal ».
Les deux factions ont en fait toutes deux en quelque sorte raison. Il est vrai que le référendum portait sur la sortie ou non de l’UE, sans aucune précision des modalités. Et c’est bien là que le bât blesse. Cette imprécision a ouvert la porte à une campagne peu réjouissante, émaillée de mensonges et d’arguments souvent fallacieux – voire parfois carrément nauséabonds.
Et c’est là que réside la principale problématique du référendum. Il est un outil merveilleux pour entendre la volonté des citoyennes et des citoyens, mais il ne peut fonctionner réellement et de façon totalement efficace s’il ne s’échoue pas sur les écueils du manque d’information des personnes se rendant dans l’isoloir, et du manque d’honneur des personnalités politiques cherchant à les convaincre.
La bataille de l’information
Il est difficile d’imaginer pouvoir faire un choix déterminant pour l’avenir de son pays sans avoir accès à l’information suffisante pour que la décision soit éclairée. Et pourtant – et c’est un paradoxe à l’ère d’internet et d’un accès massifié à de multiples sources -, s’informer correctement, obtenir des données fiables, équilibrées et vérifiables, peut parfois s’avérer extrêmement difficile.
Les médias, parfois considérés comme le quatrième pouvoir, devraient offrir un spectre large d’opinions fondées sur des données concrètes et des sources fiables. Toutefois, leur propension à être regroupés dans des conglomérats visant essentiellement le profit et au main d’un nombre restreint de propriétaires aux enjeux financiers pas forcément compatibles avec une information totalement libre, prête le flanc à des accusations de partialité. Critiques qui sont, assurément, souvent exagérées mais – malheureusement – dans certains cas partiellement justifiées.
Les médias mainstream dont l’immense majorité des journalistes effectuent un travail extrêmement rigoureux de vérification des informations qu’ils diffusent sont toutefois de plus en plus boudés et décriés. Ils sont remplacés par une multitude de sites et de médias alternatifs, très partiaux, dont le rapport à la vérité est bien plus distant. Le pouvoir de nivellement d’internet aboutit à des informations complotistes mises sur le même plan que celles émanant de sources sûres.
Ce phénomène est accentué par la propension qu’ont de plus en plus les politiques de premier plan de diffuser sans modération les fake news les plus incroyables. Le maître en la matière – Donald Trump – s’est récemment encore illustré en pavanant avec une carte modifiée grossièrement au marqueur pour appuyer une information totalement erronée – et aux conséquences potentiellement extrêmement graves – qu’il avait diffusait au sujet de l’ouragan Dorian.
La campagne précédent le Brexit n’a pas été non plus exempte des mensonges les plus effrontés et des promesses les plus mirobolantes et injustifiées – notamment celle d’obtenir un accord très favorable avec l’Union européenne….
Faites ce que je dis, pas ce que je fais !
Ce qui nous amène à l’autre fléau qui fragilise le fonctionnement correct des démocraties, à savoir l’absence d’honneur et de sens du devoir des certains dirigeants et élus. Souvent, malheureusement, on se retrouve face à des cas de « faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
Les exemples sont légion… Boris Johnson n’a pas hésité à expulser du parti conservateur des députés ayant voté contre l’avis du gouvernement, alors qu’il avait lui-même voté à plusieurs reprise contre les propositions d’accord du gouvernement précédent, provoquant la chute de Theresa May.
En France, l’inadéquation entre paroles et comportements est aussi bien présent, y compris chez les récents « mouvements » tels En Marche ou LFI qui se targuaient de renouveler le mode de fonctionnement politique mais qui ont rapidement repris les us et coutumes des partis politiques plus traditionnels en termes de management par le haut et de tactiques politiciennes.
De plus, il est loin d’être certain que l’intérêt réel des citoyennes et des citoyens soit réellement au cœur des préoccupations réelles de celles et ceux qui se targuent d’être leur plus ardents défenseurs.
On nous vend de plus en plus l’image d’une opposition entre un peuple essentialisé et une élite politico-médiatique corrompue par l’attrait du pouvoir et de l’argent. Et il serait naïf de penser que nos démocraties sont libres de l’influence des lobbyistes, et que nos représentantes et représentants sont tous indifférents à la tentation de l’enrichissement et de la promotion personnelle.
Pourtant, ceux qui se proclament les défenseurs du peuple face aux élites sont paradoxalement rarement issus des groupes sociaux les plus défavorisés. Johnson et Trump, pour ne citer qu’eux, ont au contraire vécu toute leur vie dans des milieux aisés et favorisés.
Finalement, la politique c’est peut-être complexe…
Le principal problème c’est que la politique n’est pas simple. Il n’y a rarement de solution facile et évidente à la plupart des problèmes que rencontrent nos pays et nos sociétés. Le réel changement politique et économique prend du temps, et requiert généralement des compromis.
Or les débats politiques sont trop souvent empoisonnés, viciés, par un manichéisme dont la dangerosité est souvent trop sous-estimée.
Et, si les référendums sont un moyen idéal de représenter la volonté directe des électeurs, elles se heurtent malheureusement régulièrement à l’écueil de la difficulté de résumé des questions complexes en un choix binaire.
Alors qui a raison ? Le peuple ou le parlement ?
Dans l’idéal, la question ne devrait pas se poser. Dans un monde parfait, le peuple aurait accès à une information correcte et complète avant d’effectuer des choix vitaux pour l’avenir du pays, et les politiques auraient comme unique moteur l’intérêt supérieur de la nation et de celles et ceux qui y habitent.
En continuant de rêver à ce monde de Bisounours, on peut simplement encourager chaque citoyenne et chaque citoyen de s’intéresser de plus près à l’agissement des élus, et de s’engager toujours plus dans la vie de la nation par le biais des échéances électorales et toute forme d’engagement politique ou social.
Et se rappeler une fois de plus que Winston Churchill avait malheureusement raison lorsqu’il affirmait que la démocratie n’est ni parfaite ni omnisciente.