Les Frères musulmans ont été contraints par l’armée égyptienne de quitter le pouvoir après d’immenses manifestations anti-Morsi. Richard Labévière, consultant en relations internationales et rédacteur en chef du site espritcors@ire, a accepté de répondre aux questions de Parlons Info au sujet de la situation en Égypte.
Parlons Info: Comment expliquer l’impopularité des Frères musulmans ?
Richard Labévière: La première remarque c’est qu’on a mal nommé les « Révolutions arabes » – je préfère parler d’onde de choc, sinon de révoltes – débutées par la séquence tunisienne en 2011, se propageant ensuite à l’Égypte, à la Libye, au Yémen, au Bahreïn et à la Syrie à partir de mars 2011. Ces mouvements réveillaient d’anciennes revendications sur un fond de crise économique et sociale, de crise très ancienne parce qu’on a vu la révolte du « pain » en Tunisie durant toute la décennie 1980-1990 ainsi que le mouvement kefaya (« ça suffit ») qui rassemblait à la fois un puissant mouvement social des islamistes mais aussi des syndicats laïcs… En Libye, des mouvements liés à l’aspect équitable de la redistribution des rentes pétrolières se sont développés. On a vu également les mêmes types de revendications sociales au Yémen et en Syrie, où le mouvement avait commencé dans la région de Deraa, dans une région frappée successivement par plusieurs sécheresses et par des mouvements de revendications d’ouvriers agricoles qui n’avaient pas été payés depuis longtemps. Tout cela, articulé à une jeunesse qui fonctionne aux nouvelles technologies, aux réseaux mal-nommés « sociaux », aux réseaux numériques, qui ravive en résonance à la séquence tunisienne, un vieux mouvement en Égypte.
Depuis longtemps aussi, il y a une bombe sociale en Égypte. Par exemple, on prend juste la situation du Caire avec 22 millions d’habitants, 4 à 5 millions dans des décharges, sur des felouques le long du Nil et dans une situation d’extrême pauvreté. Donc on est confronté à des contradictions économiques et sociales très anciennes qui structurent, qui s’enflamment et qui débouchent sur le départ de Ben Ali, de Moubarak.
Dans ce contexte-là, il y a de fortes attentes des classes défavorisées, des paysans mais aussi des classes moyennes, des attentes économiques qui sont immédiates parce qu’elles sont très anciennes. Les Frères musulmans qui arrivent aux manettes à la faveur d’élections sont confrontés à des demandes concrètes et immédiates qu’ils ne peuvent pas assumer, que ce soit en Tunisie et surtout pas en Égypte. Donc là, il est clair que, les mois passant, la rue égyptienne – si je puis dire -, manque d’essence, manque d’approvisionnement dans les villes… Et la situation économique s’effondre pour une raison bien simple. Hormis les 3 milliards de dollars d’aides des Américains, la rente la plus importante qui remplit les caisses en Égypte, c’est le tourisme. Tout cela s’effondre et dans ce marasme économique, on assiste à un processus double de hausse du chômage de l’inflation. Face à cela, pourquoi les Frères musulmans, dans un premier temps, sont incapables de gérer la situation ? C’est que, historiquement, la confrérie des Frères musulmans, formée par Hassan el-Bana en 1928 en Haute-Égypte à partir d’une association de différentes corporations et associations rurales, va progressivement rejoindre les villes comme Le Caire, Alexandrie et va surtout concerner les classes moyennes, les professeurs, les avocats, les médecins. Mais dans une revendication assez floue. L’idéologie des Frères musulmans, c’est la fusion du politique et du religieux mais surtout, c’est un programme qui a une visée universelle, qui vise la Oumma – unifier la communauté universelle des croyants – et qui ne s’inscrit pas dans une tradition stato-nationale. Toute la difficulté quand les Frères musulmans sont aux manettes dans un pays, la dimension nationale reste totalement étrangère à leur idéologie. Sauf avec le Hamas palestinien qui a pris le train en marche d’une revendication qui a été stato-nationale à partir de la guerre de 1967.
Les Frères musulmans, qu’ils soient dans l’opposition ou au pouvoir, n’ont jamais intégré réellement la dimension nationale. Or il est clair que confrontés aux affaires, à des déficits budgétaires incroyables, à des besoins de première nécessité pour la population égyptienne, ayant très peu d’experts et d’économistes à leur service, les Frères musulmans égyptiens ne pouvaient qu’aller dans le mur.
Le deuxième aspect est sûrement explicable par leurs alliances internationales. Et là, il faut avoir une analyse plus géopolitique du problème. Quand Morsi est arrivé au pouvoir, son principal bailleur de fonds a été le Qatar. Dès l’instant où le Qatar a financé le pouvoir de Morsi, il pouvait peu ou prou répondre à une demande sociale, une demande populaire sur les produits de première nécessité. La révolution de palais qui vient d’avoir lieu au Qatar, un peu à la demande des Américains, souhaitait que les Qataris lèvent le pied dans leur financement des Frères musulmans dans toute la zone méditerranéenne. Dans la mesure où le Qatar cesse son financement de Morsi, le partenariat entre l’armée égyptienne les Frères musulmans ne fonctionne plus et tout à coup les Frères musulmans deviennent un partenaire tout à fait inutile pour l’armée égyptienne, qui, hormis la confrérie des Frères musulmans, est le seul acteur politique de l’Égypte. Donc très soudainement, les militaires interrompent ce partenariat et renvoient les Frères musulmans.
Donc ce sont vraiment les militaires qui interviennent d’eux-mêmes, pas à la demande du peuple ?
C’est un peu une révolution dans la révolution. Le pouvoir des Frères musulmans issu d’élections qui ont été ce qu’elles ont été est contesté par la rue, à la fois par un mouvement social et des demandes populaires qui ne sont pas satisfaites, conjointement à une intervention de l’armée qui a le feu vert des Américains, et qui dit « ça suffit, on va reprendre les choses en main. Parce que les gens crèvent de faim et économiquement, on va droit dans le mur. »
Il y a, je dirais, la convergence de trois dynamiques. Tout d’abord, une dynamique sociale qui se dégrade. Il y a des demandes d’une base électorale qui fond comme neige au soleil après le grand espoir suscité par le départ de Moubarak, où on voit qu’il ne suffit pas que les Frères musulmans soient au pouvoir pour régler les problèmes. Et, last but not least, effectivement, à la faveur du changement de palais survenu au Qatar avec l’assentiment américain, les États-Unis considèrent que la situation est suffisamment critique pour donner le feu vert aux militaires égyptiens chargés de reprendre en main la situation.
PI : L’armée égyptienne a affronté des partisans de Morsi, faisant des morts. Y a-t-il un risque de guerre civile ?
RL : C’est une bonne question, d’autant qu’il y a trois informations qui n’ont pas été tellement développées par la presse, sur le plan sécuritaire et militaire, qui sont inquiétantes.
La première, c’est qu’on a enregistré le passage de plusieurs centaines de pickups lourdement armés depuis la Cyrénaïque libyenne en direction de l’Egypte pour prêter main-forte aux sections armées des Frères musulmans. Il faut savoir que les Libyens ne font que renvoyer l’ascenseur puisqu’au début de la révolte de Cyrénaïque, on a vu apparaître des pickups avec des canons sans recul B-10, B-11, qui provenaient d’Égypte. Déjà à l’époque, les Frères musulmans, avec leur argent et leurs filières, avaient dans un premier temps, puissamment aidé à armer la rébellion libyenne en Cyrénaïque et dans la région de Benghazi. Aujourd’hui, ces mêmes groupes armés jihadistes plus ou moins radicaux renvoient l’ascenseur et renvoient l’aide dans l’autre sens, c’est-à-dire pour prêter main-forte aux structures armées des Frères musulmans.
Deuxièmement, on a toujours, depuis le sanctuaire jihadiste sud-libyen, des connexions entre hommes, qui aboutissent dans le désert du Sinaï et qui sont à l’origine d’attaques de postes de l’armée égyptienne en plein désert du Sinaï. Et troisièmement, on a des découvertes par les services de renseignement de l’armée égyptienne de stocks d’armes dans les grandes agglomérations égyptiennes, dont Alexandrie notamment, qui laissent entrevoir un transport maritime d’armes qui court de Benghazi jusqu’au port d’Alexandrie.
Quant à la question qui concerne les dangers d’une guerre civile, il faudrait réexaminer les relations entre les Frères musulmans et les groupes salafistes, étant entendu qu’on ne peut pas dire de manière aussi tranchée que les salafistes sont alliés des Frères musulmans. La situation est plus complexe que cela. Mais on peut se reporter quelques mois en arrière, lorsque Morsi a nommé comme gouverneur de Louxor l’ancien patron des Gama’a al Islamiya, un groupe salafiste qui avait commandité l’attentat de Louxor en novembre 1997. C’est dire que de toute façon, l’ensemble des groupes salafistes proviennent de l’idéologie des Frères musulmans, la confrérie restant idéologiquement, sinon militairement, la maison mère de l’islamisme sunnite, radical ou plus ou moins radical. C’est une réelle préoccupation.
Maintenant, voir le risque de guerre civile… Ce qui va se passer, ce n’est pas fatalement ce qui s’est passé – même si certains font le rapprochement – en Algérie après l’interruption du processus électoral en décembre 1991-janvier 1992, qui a ouvert une séquence de guerres civiles. Ce scénario ne va pas se répéter fatalement dans la mesure où là, les puissances occidentales et les pays voisins ne peuvent pas se permettre de laisser une guerre civile diviser durablement l’Égypte, pour deux raisons : la proximité d’Israël et surtout l’ouverture et la liberté de passage sur le Canal de Suez qui conditionne le transport des hydrocarbures provenant du Golfe persique. Donc pour ces raisons, cela va être vigoureux, il y aura encore des accrochages et des morts, mais de là à penser qu’il y aura une situation de guerre civile durable, cela parait irréaliste.
PI : On voit que ce qu’on a appelé le « Printemps arabe » a encore des répercussions en Egypte mais aussi en Libye. Y a-t-il aussi un risque en Tunisie ?
RL : La situation en Tunisie est très différente. La classe politique est certainement beaucoup plus ramifiée, beaucoup plus ouverte. Ce qui est certain, c’est que, vraisemblablement, ce qui se passe en Égypte sonne la fin du moment Frères musulmans de ces mal-nommées « révolutions arabes ».
Il faut bien voir aussi que – et cela, c’est une dépêche Reuters du 2 juillet qui le dit – la posture de Morsi très anti-Bachar, les Frères musulmans égyptiens ayant enclenché le jihad contre Bachar el-Assad et l’armée syrienne gouvernementale, a contribué aussi à affaiblir Morsi aux yeux des militaires égyptiens qui restent des nationalistes arabes, sinon des Nasseriens. Il est clair que le revirement militaire en Syrie qui voit l’armée gouvernementale reprendre l’avantage dans la bataille de Homs et prochainement la bataille d’Alep malgré l’annonce d’aide de l’opposition, de l’Armée syrienne libre ou des groupes islamistes engagés en Syrie, explique aussi que les Frères musulmans connaissent des revers en Égypte et ailleurs.
En Tunisie, la situation ne se répétera pas à l’identique parce que là, même si on assiste à la création d’un pôle Frères musulmans-islamistes et un autre pôle laïc, réuni principalement autour de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens et des autres partis laïcs, la situation politique constitutionnelle et institutionnelle est beaucoup plus avancée.
Il ne faudrait pas commettre la même erreur qu’on a faite pour les mal-nommées révolutions du « Printemps arabe », à savoir considérer qu’il y avait un mouvement de dominos qui entraînerait fatalement l’établissement de la démocratie et qu’à coup de Twitter et de Facebook, la démocratie s’instaurerait en tombant du ciel. On l’a vu, cela ne s’est pas passé comme cela.
Maintenant, dans l’autre sens, il ne faudrait pas considérer que ce qui se passe en Égypte va fatalement se passer partout où les Frères musulmans ont une majorité parlementaire, à commencer par la Tunisie, voire dans une moindre mesure, la Libye sinon le Yémen. La Libye est dans un processus de discréditation beaucoup plus avancé, puisqu’elle est clairement en voie de somalisation et d’éclatement, et de retribalisation avec la constitution dans le Sud libyen d’un foyer jihadiste qui est préoccupant pour toute la région du Sahel et même sur le plan international.
Maintenant, effectivement, François Hollande rentre de Tunisie. Il est clair que les pays européens, à commencer par la France, accompagnent davantage l’effort de normalisation constitutionnel, sinon institutionnel de la Tunisie qui devrait avoir les capacités politiquement de gérer la situation peut-être de manière moins violente qu’en Égypte.
Propos recueillis par David Bolton.
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