En 2012, une trentaine de boutiques Game ont déposé le bilan. Aujourd’hui, le circuit traditionnel de la distribution est fortement concurrencé par les produits dématérialisés sur Internet. Des milliers d’emplois sont en jeu.
La boutique de jeux vidéo Dock Games, installée au centre de Bordeaux, vient de recevoir un curieux CD. « Imagine la tête dépitée du mec qui essaye de le lancer sur son lecteur ! », lance Laurent, un adolescent rondouillard. L’objet ressemble à s’y méprendre avec un vrai jeu vidéo. Sauf qu’il est en carton. Un code est inscrit dessus : une clé virtuelle qui permet de télécharger le divertissement sur Internet, comme une musique ou un film.
Depuis la démocratisation du commerce sur la Toile, le nombre de joueurs qui achètent des produits dématérialisés est en augmentation constante. Selon le Syndicat national du jeu vidéo, il devrait passer de 30 à 50 % des ventes mondiales en 2015 au détriment du circuit de distribution traditionnel. Les points de vente physiques de jeux video sont en train de subir le même sort que les disquaires indépendants, balayés par la concurrence des plateformes marchandes type I-tunes et le streaming -la lecture en direct des morceaux online.
Les raisons du succès sont multiples : la possibilité d’acheter sans se déplacer de chez soi, un catalogue gigantesque, des soldes alléchantes… Le site Steam, un kiosque numérique spécialisé dans la vente de jeux vidéo, pratique des démarques de 50 % quelques semaines après la sortie de titres comme Dishonored ou Borderlands 2 -des jeux de tir très populaires. Alors qu’il faut patienter six mois pour observer une baisse des prix dans les points de vente traditionnels.
Pierre, employé d’une société de production de jeux vidéo, estime qu’il s’agit d’une « concurrence déloyale » et préconise une taxation à la hausse des produits vendus sur Internet, pour équilibrer le rapport de forces. C’est que les plate-formes marchandes online jouissent d’avantages indéniables sur leurs concurrents : masse salariale moins importante, frais d’emballages, de stockage et de distribution quasi nuls.
Paradoxe, le secteur se porte bien
L’effondrement du circuit traditionnel entraînerait 2000 emplois dans sa chute. Cette année, l’enseigne Game a dû fermer 35 boutiques dans l’hexagone, soit 80 emplois supprimés. A Bordeaux, six magasins de jeux vidéo indépendants ont déposé le bilan depuis 2003. Une tendance générale en France.
François Lacan, employé chez Dock Games explique : « Le vrai problème avec les achats dématérialisés, c’est qu’ils tuent le marché parallèle de l’occasion, qui représente une grande partie de nos recettes et permet aux petites boutiques de survivre. Une clause méconnue inscrite dans le contrat signé après chaque achat virtuel empêche d’échanger ses jeux avec qui que ce soit. Les consommateurs n’ont ni le droit, ni les moyens de les revendre. »
Pourtant, la consommation de jeux vidéo augmente chaque année. Fin 2011, près de 30 millions de Français arpentent les mondes virtuels. La culture du « gaming » irrigue les réseaux sociaux sur Facebook et s’invitent sur les smartphones. Le jeu Angry Birds -il s’agit de catapulter des oiseaux pas contents sur des cochons espiègles- a été téléchargé 650 millions de fois sur les portables en quatre ans !
Malgré ces chiffres vertigineux, les ventes du circuit traditionnel ont reculé de 15 % en 2011. C’est le paradoxe du secteur : les boutiques ferment les unes après les autres en France, alors que le chiffre d’affaires mondial ne cesse d’augmenter. En douze ans, il est passé de 8 à 45 milliards d’euros.
Malgré un avenir incertain, Mathieu, manager depuis quelques années dans une boutique Game installée rue Sainte-Catherine, tempère la montée en puissance des achats sur la Toile : «Ce sont surtout les joueurs confirmés qui achètent en ligne. Ils n’ont pas besoin d’avis et recueillent les informations qu’ils cherchent directement sur le Web. En revanche, nos clients ne connaissent pas grand chose aux jeux video et viennent ici pour obtenir des conseils. Notamment pendant la période de Noël. »
« Tout le monde n’a pas Internet »
Mathieu croît encore à la pérennité du modèle de distribution traditionnel : « Tout le monde n’a pas encore Internet chez soi ! Les gens viennent chez nous pour être sûr de pouvoir jouer chez eux. Ils mettent le jeu dans la console et ça marche. Pas besoin d’aller farfouiller sur le Net. Et puis, il y a aussi le plaisir de posséder un objet. Il y a plein de fétichistes dans le monde du jeu vidéo qui collectionnent les boîtes et refusent d’acheter un produit purement virtuel. »
Récemment, la société Nintendo, leader japonais du secteur, a diffusé une vidéo de son président en train de déballer sa nouvelle console, la Wii U. Pendant cinq minutes, Satoru Iwata exhibe un à un les éléments du coffret. Une opération de communication destinée à exciter l’appétit des gamers pour les objets bien réels.
Autre argument pour expliquer le recul des ventes en boutiques, la fin de vie des consoles de dernière génération. Le manager de Game explique : « Quasiment plus personne n’achète de Playstation 3 ou de Xbox 360 parce que ces modèles ont été lancés sur le marché il y a six ans. Presque tout le monde est équipé. Du coup, le chiffre d’affaires des magasins a fondu. On attend la sortie des prochains modèles pour relancer la consommation. »
François Lacan, de Dock Games, est plus pessimiste : « Je pense que la concurrence des jeux dématérialisés va s’accentuer. La tendance au tout numérique est inexorable. Au pire, on pourra toujours vendre des consoles et des manettes… » L’étau se resserre. En juin, l’opérateur Bouygues a lancé sa « Bbox sensation », qui permet d’avoir Internet, la télé, le téléphone et un accès à une plateforme de jeux vidéo sur Internet. En février prochain, c’est au tour d’Orange de lancer sa Livebox play, dotée d’une option « cloud gaming », le divertissement virtuel en streaming. 65 000 clients l’ont déjà réservée.
Adrian de San Isidoro
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