En politique, il est de ces moments charnières où tout semble se jouer, où tout reste encore possible malgré la proximité d’un précipice dont on ignore la profondeur. La France semble actuellement affronter ce type de situation. Le Handelsblatt s’en faisait déjà l’écho le 11 septembre dernier, à travers un article consacré à Christian Noyer, Gouverneur de la Banque de France. Comme pour l’Allemagne dans les années 2000, l’économie française subit un déclassement compétitif dont les conséquences sociales et politiques pourraient s’avérer explosives, au plan national comme européen. 

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Manuel Valls, Premier ministre, a obtenu 269 voix lors du vote de confiance à l’Assemblée Nationale (Photo : Der Spiegel)

 

« C’est la faute des Allemands »

C’est avec ce titre choc que le FAZ (quotidien de référence classé à droite) rend compte du deuxième grand oral du Premier Ministre français. La proximité de ce second exercice avec le premier, cinq mois plus tôt, est d’ailleurs relevée par nombre des titres parcourus (Handelsblatt, Zeit, Süddeutsche Zeitung). Placé en une de sa rubrique politique, ainsi qu’en bonne place sur sa page d’accueil, la sentence du FAZ paraîtra bien curieuse à toute personne s’étant intéressée aux propos de Manuel Valls. Pourtant loin de représenter le cœur du discours du Premier Ministre, le rappel à l’ordre de l’intéressé, adressé tant au gouvernement allemand qu’à la Commission Européenne, est présent dans chaque article rendant compte du vote de confiance ; il est plus ou moins pudiquement commenté dans chacun des titres rencontrés, en fonction de leurs sensibilités respectives (le Handelsblatt se regarde comme le quotidien des milieux économiques, le Welt comme le quotidien populaire de droite, le Zeit comme la référence intellectuelle et culturelle de la presse allemande, le Spiegel comme l’hebdomadaire de gauche de référence, le Süddeutsche Zeitung comme le grand quotidien de gauche, le Tageszeitung comme celui de la gauche radicale). Pour mieux comprendre ces différences d’appréhension, il convient ici de mettre cette situation en perspective. Le parallélisme entre la France de 2014 et l’Allemagne d’avant Gerhard Schröder est flagrant : dans les deux cas, la compétition économique mondiale met à mal un système social haut de gamme.

Les Allemands ont fait le choix, certes étrange sous un gouvernement présenté comme de gauche, de répondre au défi économique en supprimant de nombreux acquis sociaux (voire les réformes Hartz et notamment Hartz IV). Pour rappel, Peter Hartz fut le Directeur des Ressources Humaines de Volkswagen (un groupe qui a pratiqué le chantage à la délocalisation face à un niveau d’imposition jugé excessif) et membre du SPD ; chargé par le Chancelier Schröder de réformer le marché du travail allemand, il présenta son « Agenda 2010 », qui marqua dès 2003 un très net coup d’arrêt à l’Etat-providence allemand. Si l’honnêteté du personnage est sujette à caution, il est indéniable que ces réformes aboutirent à un résultat éclatant : baisse drastique du chômage (mais explosion du nombre de travailleurs pauvres), budget national à l’équilibre en 2015 pour la première fois depuis 1969 !

Pierre Gattaz, Président du Medef, ne pourrait rêver meilleur argument. Forts de ce constat, les débats politiques français ne lassent de désespérer les observateurs outre-Rhin. Le FAZ a choisi de se faire le porte-voix d’un sentiment globalement partagé de part et d’autres des sensibilités politiques allemandes. Pourquoi donc le Premier Ministre Valls parle-t-il d’accélération du rythme des réformes si un tel propos ne se traduit pas par une baisse du SMIC, par une suppression des 35h ? Pourquoi dans le même temps annoncer une hausse du minimum vieillesse ? Rappelons encore ici que les « mini-jobs » induits par la réforme Hartz IV, plafonnés à 400 euros mensuels et accompagnés d’allocations type RSA (jusqu’à 375 euros mensuels), concerneraient aujourd’hui quelques 7 millions d’Allemands (des étudiants aux retraités). Le FAZ relève également, et c’est là le lien avec son titre fracassant, que Manuel Valls balaie les recommandations issues de Bruxelles et Berlin, arguant que « la France décide seule de ce qu’il convient de faire ». Il n’échappe en outre pas au FAZ que les mauvais chiffres économiques s’accumulent pour le Gouvernement, et notamment ceux du déficit public.

Le FAZ poursuit dès lors son compte-rendu en soulignant la volonté affichée de l’exécutif français de renégocier les échéances européennes le concernant, y voyant notamment une manœuvre politique pour apaiser l’aile gauche de sa majorité parlementaire. Enfin, et c’est là tout le piment de son article, le FAZ conclut par le bilan politique de Manuel Valls à Matignon, égrainé par l’intéressé lui-même devant la représentation nationale : retour de la retraite à 60 ans pour des « millions » de Français, hausse de 10% des minimas sociaux, création de 30 000 postes de fonctionnaires (Éducation Nationale, Police, Justice). Le FAZ n’oublie pas en conclusion de préciser que le « programme » de l’UMP, proposant 100 à 150 milliards d’économies, a été quant à lui qualifié d’irresponsable par le Premier Ministre français.

Face à un tel réquisitoire, que dit le reste de la presse allemande ?

Selon le FAZ, Manuel Valls a désigné en sous-texte la responsabilité allemande (Hartz IV et ses mini-jobs) dans la sous-compétitivité française. Il convient ici d’insister sur le fait qu’une telle accusation apparaît comme le comble de la tartufferie, à l’image d’une célèbre cigale allant mendier chez la fourmi. Si les autres titres allemands ne semblent pas tirer de conclusions aussi précises du discours de l’ancien Maire d’Évry, il serait en revanche illusoire de penser que l’exécutif français convainc les élites allemandes.

Le 10 septembre dernier, le Welt titrait par exemple un article de la façon suivante : « La France ne parvient simplement pas à économiser ». Ce dernier s’accompagnait du sous-titre : « Le bilan budgétaire de la France est catastrophique et l’objectif de déficit ne sera une nouvelle fois pas atteint. Comme souvent, Paris demande plus de temps, mettant de ce fait en colère une Allemagne qui attend les réformes ». Le 15 septembre, le même journal donnait la parole à Anton Börner, Président de la Fédération du commerce de gros, du commerce extérieur et des services (BGA), sous le titre : « l’UE doit être vraiment, vraiment dure avec la France ». C’est dans cette optique, mais dans une rhétorique plus feutrée, que le Handelsblatt rend compte du vote de confiance obtenu par Manuel Valls, pointant, tel le TAZ, que la courte majorité consentie au Premier Ministre se traduit en réalité par une perte de confiance progressive de la majorité parlementaire envers le Gouvernement (ce qui est de mauvais augure pour le vote du budget 2015, prévu pour octobre).

Soulignant en sous-titre la posture cocardière adoptée par l’ancien Ministre de l’Intérieur lors son grand oral, jugé véhément, le journal, à l’instar du Zeit, rappelle que 30 députés de la majorité lui ont refusé leurs voix, soit trois fois plus qu’en avril dernier. Enveloppé non sans pathos indigeste dans le drapeau national, il est expliqué que Manuel Valls a eu recours à un artifice souvent efficace dans le débat politique français : la thématique du sursaut et de la patrie en danger (face au terrorisme, au déclassement économique porteur de malaises social et national). Ce refus de la fatalité à ne pouvoir réformer la France, claironné à maintes reprises dans l’hémicycle, n’a de même pas échappé au Zeit. De fait, l’ensemble des titres observés constate que, tout en maintenant le cap fixé depuis janvier par le Président de la République, le Premier Ministre a tenté de donner des gages aux membres les plus à gauche de sa désormais frêle majorité parlementaire. Critiqué sur sa gauche pour sa trop grande proximité avec les entreprises, le Süddeutsche Zeitung, le Zeit et le Handelsblatt rapportent que Manuel Valls a voulu rassurer les mécontents en excluant un démantèlement du modèle social français, comme le demande de plus en plus franchement le Président du Medef Pierre Gattaz (ou comme le nouveau Ministre de l’Économie Emmanuel Macron avait pu le réclamer dans la presse, concernant la suppression des 35 heures, avant de devoir revenir sur ses propos suite à sa nomination).

La France souffre d’incohérence, d’inconséquence

Le Handelsblatt propose une analyse très factuelle de la situation française, rappelant notamment les données fondamentales : 3,4 millions de chômeurs (deux fois plus qu’en Allemagne), pas de croissance, un déficit commercial de 29,2 milliards d’euros au premier semestre 2014, un programme d’économies budgétaires de 50 milliards d’euros étalé jusqu’en 2017, un échec récurrent à satisfaire au critère européen de 3% de déficit public. Le journal économique souligne de plus que la fermeté du gouvernement est à géométrie variable. Si le quotidien relève que le cap économique pro-entreprises est globalement maintenu, il ne lui échappe pas que l’exécutif entend soigner son image auprès des parlementaires de gauche les plus mécontents. Le rappel à l’ordre du Medef au sujet des 40 milliards d’euros d’allègements de cotisations patronales est ainsi mentionné.

Plus encore, c’est la rhétorique musclée en direction de l’Allemagne qui est questionnée : si la France n’a pas à se laisser dicter sa politique économique, pourquoi donc chercher un compromis européen avec l’Allemagne ? Plus encore, c’est l’appel lancé au voisin allemand sur son rôle économique en Europe qui interroge le quotidien : est-ce bien à l’Allemagne de prendre ses responsabilités, ou à la France au premier chef ? Pour le journal, il s’agit là encore de calmer la colère d’une partie de la majorité, fortement incommodée par le flirt de l’exécutif avec les organisations patronales, récemment mis en scène à l’occasion de l’Université d’été du Medef. Plus encore, la France préparerait les esprits (allemands) à un nouveau report de ses objectifs budgétaires, ce à l’approche d’une rencontre entre Manuel Valls et Angela Merkel à Berlin, puis d’un déplacement de l’intéressé chez la Fédération Allemande de l’Industrie (BDI – Bundesverband der Deutschen Industrie).

Le journal pointe en outre une dichotomie saisissante entre la fermeté affichée vis-à-vis du partenaire allemand et les nouveaux exemples du laxisme économique français (nouveaux allègements d’impôts accordés à 6 millions de ménages, revalorisation des retraites les plus modestes). Le Zeit accrédite cette analyse. Si le Parlement a bien conforté le Premier Ministre et ses 50 milliards d’euros d’économies budgétaires, si le dernier remaniement ministériel a bien clarifié la ligne gouvernementale en limogeant trois ministres de l’aile gauche du Parti Socialiste, si Manuel Valls appartient bien à l’aile droite de ce dernier, la promesse faite d’une accélération des réformes se heurte à la dure réalité : rien ne vient.

Pire, le Premier Ministre s’est ligué contre lui la partie la plus à gauche de sa majorité en raison d’un cap politique jugé trop en faveur des entreprises. Le Spiegel ajoute qu’en passant l’écueil du vote de confiance, le Premier Ministre a surtout permis au Président Hollande de prendre une bonne respiration. L’hebdomadaire explique de plus que le calcul politique de l’exécutif est qu’une élection anticipée profiterait au Front National, ce qui est à relier avec la campagne de persuasion que Manuel Valls a dû mener au sein de sa propre famille politique. Le TAZ précise à cet égard que les « frondeurs abstentionnistes » avaient promis de ne pas voter contre la confiance envers le gouvernement, afin de ne pas le faire tomber.

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