Le 16 janvier, quelques jours après le début de l’intervention française au Mali, Eric Denécé, le Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), nous livrait son analyse de la situation.
Moins d’une semaine après le début de l’intervention française au Mali, il est possible de tirer quelques leçons de la physionomie des premiers combats, au regard des conditions du théâtre d’opération.
Les raisons d’une intervention décidée d’urgence
Lancée le 11 janvier, l’opération française est une conséquence de la rupture des négociations par les terroristes et de leur nouvelle agression contre l’Etat malien. Directement menacé dans sa survie, celui-ci a fait appel à la France pour assurer sa sauvegarde et assister son armée.
Pourtant, depuis plusieurs mois, l’Algérie déployait de réels efforts diplomatiques afin de parvenir au départ des groupes narco-islamiques qui occupaient le Nord-Mali et cette politique semblait porter ses fruits. Malheureusement, début janvier, les négociations ont été rompues par Ansar Dine et le MNLA. Aussitôt, ces deux groupes et leurs alliés (MUJAO, AQMI, etc.) décident de passer à l’offensive, afin de profiter de l’immobilisme des pays africains et occidentaux qui se sont engagés à assister Bamako à recouvrer son intégrité territoriale. Les terroristes voulaient s’emparer du Sud-Mali afin de rendre impossible toute opération de reconquête du Nord du pays.
L’entrée en action des moyens aériens et aéroterrestres français a donc été décidée en urgence. Elle a toutefois bénéficié du travail de renseignement effectué depuis plusieurs mois par la France, les États‐Unis et leurs alliés régionaux favorables à une reconquête militaire du Nord‐Mali.
Aussitôt, l’Algérie, longtemps opposée à toute intervention militaire, a autorisé le survol de son territoire par les aéronefs militaires français engagés dans l’intervention. C’est un acte de soutien exceptionnel qui doit être salué. La France est reconnaissante de cette évolution du gouvernement algérien. Elle s’explique par la rupture unilatérale des négociations par les terroristes et par la compréhension qu’une offensive victorieuse des djihadistes au Mali allait leur permettre de s’emparer de l’État, des stocks d’armes et provoquer de nombreuses victimes parmi les populations. Paris espère voir se développer la coopération entre nos deux pays. Car il est indéniable que face à cette menace, il faut faire front commun en respectant les intérêts et la sécurité de chacun.
Les objectifs de l’opération Serval sont très clairs : stopper la progression des djihadistes vers le sud et protéger la capitale malienne, sa population et les nombreux ressortissants français et étrangers ; accessoirement, affaiblir les groupes narco-islamistes dans la perspective de la reconquête du Nord.
La situation sur le terrain
Les groupes islamistes sur le terrain au Mali sont estimés, selon les sources, de 2 000 à 5 000 hommes environ. Les services algériens, qui connaissent particulièrement la zone, estiment qu’il n’y a pas plus de 1 500 ou 2 000 combattants islamistes aguerris. Ils sont entourés de divers groupes criminels et de mercenaires à leur solde, dont on peut douter qu’ils soient prêts à risquer leur vie dans les affrontements à venir. En effet, c’est essentiellement pour des raisons financières que les combattants locaux s’enrôlent dans les rangs des groupes narco-islamistes, quand ils ne sont pas recrutés de force.
Les djihadistes disposent, pour l’essentiel, d’armes d’infanterie, – armes légères ou armes de groupe ‐ provenant des arsenaux libyens ou achetées à des trafiquants d’armes grâce aux revenus tirés de trafics divers (drogue, êtres humains etc.) et des rançons d’otages : fusils d’assaut kalachnikov, fusils de précision Dragunov, mitrailleuses légères de 7,62 mm, mitrailleuses lourdes de 12,7 et de 14,5 mm, lance-roquettes RPG-7, etc. Les armes les plus lourdes de leur arsenal sont des bitubes de 14,5 mm ou de 23 mm, des canons sans recul de 105 mm et des lance‐roquettes multiples de 107 mm, montés sur des pick‐up.
A cela il convient d’ajouter qu’ils disposent sans doute de quelques missiles antichars Milan (vendus par la France à Kadhafi) et détiennent probablement de plusieurs missiles sol‐air SAM‐7. Toutefois, ces matériels, très fragiles, doivent impérativement être transportés et conservés dans des conditions appropriées (hygrométrie, chaleur) et régulièrement testés et vérifiés. Sans cela, ils ont toutes les chances de ne pas fonctionner. De plus, leur usage nécessite une formation que la plupart des djihadistes n’ont pas. Ils ne paraissent donc pas représenter une menace « insupportable » pour les moyens aériens engagés.
Indéniablement, cet ennemi est solidement armé ‐ même s’il est impropre parler d’armes lourdes ‐ très mobile, déterminé et connaît bien le terrain. Mais ses forces sont bien connues et évaluées. Il n’y donc aucune surprise de ce côté‐là.
Face à eux, une armée malienne totalement désorganisée, sans moyens ni logistique, dans un état de décomposition avancée en raison de l’impéritie de ses dirigeants, mais dont certaines unités demeurent toutefois motivées.
La grave erreur des djihadistes
Les groupes terroristes ont cependant commis une erreur majeure ces derniers jours : sortir de leurs sanctuaires pour reprendre l’offensive. Et ils risquent de le payer cher.
Tous les experts militaires le savent : lorsque des combattants irréguliers abandonnent la guérilla pour se lancer dans des actions militaires offensives classiques, à découvert, ils sont plus faciles à détruire, car ils perdent l’avantage que leur conférait leur tactique asymétrique. En effet, face à une armée moderne, leurs moyens sont dérisoires et l’on voit déjà qu’ils se font étriller.
Par ailleurs, pour les forces franco-maliennes – les seules engagées pour le moment -, les conditions de combat sont infiniment plus favorables que celle de l’Afghanistan, pour de nombreuses raisons.
– L’armée française, malgré la réduction constante de ses effectifs, est rompue aux opérations africaines en milieu désertique et semi désertique. Ses hommes et ses matériels sont adaptés à ce théâtre.
‐ Nos unités terrestres et aériennes sortent de 10 années d’opération en Afghanistan qui les ont considérablement entraînées et endurcies. Elles sont donc préparées à ce genre de situation et les effectifs libérés par le retrait de ce pays sont disponibles pour être engagés au Sahel.
– Les opérations ont lieu à une distance raisonnable de la métropole (ravitaillement et frappes aériennes) et à proximité des bases militaires et logistiques françaises d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Tchad)
– Une grande partie des opérations ont – et vont avoir lieu ‐ dans des zones vides de population, ce qui signifie que les djihadistes seront plus facilement identifiables et que nous avons moins à craindre d’effets collatéraux aux conséquences désastreuses.
‐ Surtout, et c’est un facteur primordial, les interventions ont lieu dans un milieu humain favorable, car la population locale est farouchement hostile aux djihadistes et attend d’être libérée. C’est une différence majeure d’avec l’Afghanistan.
‐ De plus, même dans le reste du Sahara où ils se sont implantés depuis une dizaine d’années – notamment en multipliant les liens économiques et familiaux (mariages) ‐ les terroristes ne disposent pas d’une assise locale aussi solide que celle des Talibans en Afghanistan.
‐ Seuls les sanctuaires du Nord-Est malien (Adrar des Iforas) présentent pour les terroristes un théâtre favorable. Il l’est toutefois moins que celui des montagnes afghanes (isolement, faibles ressources en eau, chaleur, tempête de sable, difficulté de ravitaillement), même s’ils sont accoutumés à ces conditions.
‐ Si les frontières du Mali sont poreuses et les forces armées des pays voisins très limitées – à l’exception notable de l’Algérie -, les terroristes ne sont pas les bienvenus dans les États frontaliers. C’est une différence significative avec l’Afghanistan où le Pakistan et l’Iran sont des zones refuges sûres pour les Talibans.
Nous aimerions ajouter que la France n’agit pas seule mais avec le soutien d’une coalition d’États locaux et internationaux. Malheureusement, ce soutien international se limite pour l’instant au minimum, alors même que personne n’a intérêt à voir un « Sahelistan » prendre forme dans la région.
On doit donc parler d’une double erreur des djihadistes dans leur évaluation de la situation : ils ont attaqué au mauvais moment – les Français étaient « disponibles » – et d’une mauvaise façon – en sortant de leurs sanctuaires, ils deviennent des cibles plus « facilement » identifiables et éliminables. Espérons qu’ils vont continuer, cela réduira d’autant leur potentiel et rendra moins coûteuse, dans quelques mois, la reconquête du Mali par une force inter-africaine.
Loin de nous le fait de vouloir parler d’une guerre facile. Cela n’existe pas. Mais les conditions de cet engagement semblent présenter plus de chances de succès que les opérations en Afghanistan, en Irak ou en Somalie.
Bilan des premiers jours d’opération
Les premières frappes aériennes françaises, qui visaient surtout les dépôts de munitions et de carburant dans plusieurs villes du Nord, ont été déterminantes dans la déroute et le recul des djihadistes. Malgré les tentatives de contre-offensive et de contournement de divers groupes, le bilan est sans appel : au moins une centaine de combattants éliminés. A l’exception peut-être de fin 2001/début 2002 en Afghanistan, jamais des terroristes n’avaient connu de pertes aussi importantes en si peu de temps. C’est donc, au bout de quelques jours seulement, un échec patent des djihadistes qui pourrait laisser présager un renversement de tendance.
Aujourd’hui, le principal risque est l’infiltration de bandes terroristes au sein du dispositif qui se met en place pour se livrer à des attaques soudaines. Toutefois, l’aide de la population civile, qui les déteste, devrait permettre d’alerter les forces de leurs mouvements.
Quelle va être la durée du conflit ? Il est trop tôt pour le dire. Tout va dépendre de la réaction des terroristes Est-ce qu’ils vont poursuivre leur offensive ? Vont-ils s’enfuir et refuser le combat ? Quel niveau de pertes sont-ils prêts à subir ? Les prochains jours devraient éclaircir la situation et apporter des réponses.
Toutefois, l’engagement français, qui atteindra 2 500 hommes dans les prochains jours, devrait durer en raison de la lenteur de la montée en puissance de l’aide étrangère : les Nigérians n’arriveront pas avant la semaine prochaine, le Canada promet un avion de transport, les Américains hésitent à s’engager, l’Europe tergiverse – elle ne veut pas participer aux combats et entend se limiter à la formation des forces maliennes et à des actions civiles. Ainsi, les unités terrestres et aériennes françaises vont devoir prendre, seules, en charge la lutte contre les narco-islamistes, avec ce qui reste de l’armée malienne,
Le seul partenaire régional solide est l’Algérie et ses unités militaires aguerries par deux décennies de lutte contre le terrorisme, qui bloquent les frontières Nord du théâtre d’opération.
L’objectif de la France n’est pas la reconquête du Nord. Il faudrait vraiment qu’il y ait une déroute massive des djihadistes pour que, profitant de cette opportunité, une telle action soit entreprise. Et Paris ne souhaite pas se lancer dans cette aventure sans l’accord et le soutien de ses partenaires régionaux et internationaux.
Quelles conséquences à court terme ?
L’intervention pourrait avoir plusieurs conséquences immédiates.
– La sécurité des États de la région pourrait en être affectée, raison pour laquelle leurs intérêts doivent être pris en considération. Dans un premier temps, le Nord-Mali est assez grand pour que les terroristes s’y replient sur des bases qu’ils jugent sûres, d’où ils pourraient poursuivre les hostilités. Mais ils peuvent aussi être tentés se déployer dans les pays voisins pour échapper aux frappes françaises et s’en prendre à d’autres objectifs.
Ce matin, 16 janvier, une attaque terroriste a déjà eu lieu à Tiguentourine, dans le sud de l’Algérie, contre une base-vie Sonatrach‐BP-Statoil. Plusieurs ressortissants étrangers – dont des Français – auraient été enlevés. Deux Britanniques, dont le chef de sécurité de la base‐vie, et un gendarme auraient par ailleurs trouvé la mort lors des échanges de tirs avec le groupe armé. Selon des témoins oculaires, l’accent des terroristes serait libyen. Des unités de l’armée algérienne ont été aussitôt déployées dans la région où se trouvent plusieurs autres bases-vie et champs gaziers.
‐ Les risques encourus par les otages algériens et français sont importants. Dans nos deux pays, tout est fait pour les sauver. Mais il fallait réagir, car les enjeux sont infiniment plus graves. A travers la crise malienne, ce sont des centaines de milliers de vie qui sont en jeu et la sécurité de toute la région qui est en cause. Toutefois l’intervention pourrait aussi avoir des effets positifs, car les ravisseurs ont tout intérêt à garder nos compatriotes en vie afin de ne pas être visés directement par les frappes.
‐ Les menaces contre la France sont sérieuses. Il convient toutefois de les relativiser. Notre pays fait face à une très forte pression terroriste depuis 2002. Plusieurs dizaines d’attentats ont été déjoués sur notre sol. Les menaces de ces derniers jours ne changent, en réalité, pas fondamentalement la donne.
D’autant que les groupes qui nous promettent des attentats n’ont guère de capacités d’action hors de leur théâtre d’opération, à la différence de la structure centrale d’Al‐Qaeda, avant sa destruction quasi complète. La menace est donc indirecte, c’est‐à-dire qu’elle pourrait provenir de cellules ou d’individus implantés sur notre sol, qui voudraient passer à l’action par solidarité avec les narco‐islamistes.
Par ailleurs deux constatations s’imposent, dont la France doit tirer les leçons.
– D’abord, nous constatons que l’Union européenne est, une fois de plus, inexistante. Seuls la France, le Royaume-Uni ou l’OTAN sont capables de réaction. Cela doit nous amener à reconsidérer nos attentes dans l’Europe de la Défense.
– Ensuite, il convient de ne pas oublier que nous sommes en partie responsables de la situation actuelle dans le Sahel, en raison de l’intervention inconsidérée de l’OTAN en Libye, en 2011, affaire dans laquelle Paris a joué un rôle clé. Cette action est à l’origine de la déstabilisation de la région et a fourni aux différents groupes les combattants et les armes qui ont permis leur montée en puissance.
De plus, les positions de Paris sont totalement contradictoires. Nous luttons contre les djihadistes au Mali et en Somalie, mais nous les avons aidés à prendre le pouvoir en Libye et continuons de les soutenir en Syrie, en dépit du bon sens. Certes le régime de Bachar el-Assad n’est pas un modèle de démocratie selon nos critères, mais il est infiniment plus libéral que les monarchies islamistes du Golfe persique : la Syrie est un État laïque où la liberté religieuse existe et Damas a participé à la lutte contre Al-Qaeda depuis 2002.
Pourtant, paradoxalement, nous continuons d’être alliés de l’Arabie saoudite et du Qatar, deux États ouvertement wahhabites, qui, après avoir engendré et appuyé Ben Laden, soutiennent les groupes salafistes partout dans le monde, y compris dans nos banlieues.
En conséquence, une remise à plat de notre politique étrangère s’impose et il nous faut balayer devant notre porte.
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L’ex-président Sarkozy n’a pas pu tirer parti d’une guerre qu’il a provoquée et qui a eu pour effet d’engendrer le chaos en Libye et dans tout le Sahel. A contrario, François Hollande pourrait bien tirer parti, lui, d’une intervention qu’il n’a pas voulu, permettre la libération du Mali, voire la réduction de l’insécurité dans la région, situation qu’avait contribué à créer son prédécesseur. Ce que l’un a défait, l’autre pourrait le refaire. Qui sait ?
Eric Denécé
16 janvier 2013
Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, Eric Denécé a récemment dirigé un ouvrage intitulé La face cachée des « révolutions » arabes (éd. Ellipses).