Le réalisateur de Dans la peau de John Malkovich, Spike Jonze, signe un nouveau film. Her, dans les salles depuis le 19 Mars, a été largement récompensé aux Etats-Unis et rencontre un beau succès dans l’Hexagone.
La qualité sous la simplicité
Her, c’est un titre court, simple, modeste : en ce sens, il reflète peut-être le film en lui-même. L’affiche est surprenante de banalité mais couvre un contenu très dense ; le budget de production est raisonnable mais les acteurs sont bons ; les techniques de montage restent classiques mais le rendu est efficace ; le scénario est original mais jamais alambiqué.
Her, que les Québécois ont traduit par « Elle », c’est une histoire d’amour on ne peut moins ordinaire. C’est aussi une histoire futuriste : nous sommes en 2025 à Los Angeles. Théodore (Joaquin Phoenix), écrivain public pour un site web, rédige des lettres d’amour pour les autres, en tentant difficilement d’accepter sa rupture avec sa femme. Dans une société qui semble avoir atteint le sommet du développement numérique, il paraît naturel à Théodore d’installer sur son ordinateur un nouveau modèle de système d’exploitation, une voix humaine, intelligente, et programmée pour s’adapter à la personnalité de son utilisateur. C’est Samantha. La voix séduisante de Scarlett Johansson, de l’autre côté de l’écran ou émanant d’un petit appareil portatif, nous laisse vite percevoir l’issue de la relation qui se noue entre les deux personnages : l’amour évidemment. Si tant est qu’il puisse être évident de tomber amoureux d’un être artificiel, immatériel ; si tant est qu’il puisse aller de soi qu’un programme d’exploitation (les O.S.), développent des sentiments. Dans l’univers de Her, pourtant, tout cela est possible. La nouvelle aventure de Théodore ne choque pas ses amis et collègues, qui vont jusqu’à souhaiter la « rencontrer » ; d’ailleurs, nombre d’entre eux développent aussi un lien particulier avec leurs O.S. personnalisés. Nous sommes dans un monde où les relations entre hommes et machines sont normalisées.
C’est le contexte choisi par le réalisateur, qui se souvient d’une expérience surprenante : un jour, il découvre l’existence d’une messagerie instantanée générée par intelligence artificielle, avec qui il parvient à discuter… pratiquement comme avec une « vraie personne ». Spike Jonze, pour son premier scénario écrit seul, fait le choix d’un groupe restreint de personnages, dont il n’explore réellement la psychologie que des deux héros. L’histoire se déroule dans le (proche) futur, pourtant les effets spéciaux ne saturent pas l’écran, et les modes de vie des personnages sont finalement bien proches des nôtres. Il y a aussi l’humour (on rit parfois franchement devant certaines scènes), et la musique (superbe bande-originale d’Arcade Fire, récompensée par quatre prix aux Etats-Unis), qui sont deux éléments clefs dans la qualité du film… Qualité consacrée par une trentaine de prix au total.
Une romance… 2.0
Her, c’est avant tout une histoire d’amour, ainsi qu’une réflexion sur l’amour. Les personnages aiment, ils souffrent, se séparent, se cherchent. On peut se reconnaître en eux, ils parlent de sentiments universels. L’originalité du film réside évidemment dans le caractère insolite de la relation centrale : un homme et… qu’est-ce au juste ? Samantha, c’est « her » et non « it » ; une personnalité dont les sentiments ont été créés pour s’accorder à ceux de Théodore, mais qui finit par s’interroger elle-même sur ses propres émotions, sur leur réalité. Le spectateur, lui, n’en doute pas longtemps : aussi étrange que cela puisse paraître, Samantha n’est pas, mais ses sentiments sont. Au sein d’une étrange relation, proprement méta-physique, naît avant tout l’affinité. Elle se développe naturellement, et on peut d’abord penser que Théodore aime dans Samantha cet intérêt privilégié qu’elle lui porte. Mais il y a davantage qu’un intérêt, et mieux qu’un amour-propre satisfait. Le doute n’est plus permis lorsque Spike Jonze nous propose cette scène, troublante et belle cependant, de l’acte d’amour physique (oui, oui…) entre Théodore et Samantha. Une scène dominée par la voix, une scène invisible, et pour laquelle Scarlett Johansson a pourtant reçu le prix de la « meilleure représentation de la nudité, de la sexualité ou de la séduction », par l’Alliance of Women Film Journalists.
On pourrait penser que le fait de montrer la relation entre un homme et une machine soit l’occasion de présenter une vision sombre de la société du futur. Cependant, ce n’est pas tant l’amoureuse que l’amoureux, ou peut-être l’amour, qui a le mot de la fin. Her, c’est en fait l’histoire de « him » : Théodore, un homme du commun, le citoyen lambda de Los Angeles dans une dizaine d’années, peut-être un peu plus sensible que ses semblables, mais surtout, un homme qui apprend à aimer. Et ce qui est beau, et profondément optimiste, dans le film de Jonze, c’est de montrer que le sentiment d’amour est intemporel, et nullement destiné à s’atténuer avec les âges et les technologies. Si l’objet de l’amour peut changer, ce n’est pas l’amour qui change. Ce qui est important, ce n’est pas que Théodore aime une femme-ordinateur ; c’est qu’il aime. Ce qui est fou, comme lui dit sa meilleure amie (Amy Adams qui garde son prénom), ce n’est pas qu’il soit amoureux de Samantha ; « tomber amoureux est une sorte de folie acceptée par la société ». Même par la société ultra-numérisée, dans laquelle on pourrait craindre l’effacement des authentiques relations humaines.
Derrière l’écran, le temps
Toutefois, Her n’est pas dénué de réflexion sur les médias, les outils de communication et de loisirs que nous utilisons massivement. Seulement, il ne s’agit pas d’un film cynique ou critique, mais d’une porte ouverte à la réflexion. Cette réflexion apparaît en creux, sous l’histoire d’amour qui prend toute la place. On peut la formuler dans chaque petit détail du film : des jeux vidéo ultra-modernes, où les personnages interagissent avec les joueurs, des ordinateurs partout, dont les claviers sont les doigts des utilisateurs, des oreillettes pour presque tous les passants, qui parlent seuls en marchant dans la rue… D’ailleurs, cette dernière situation n’est pas franchement futuriste. On retrouve dans la société de Jonze de nombreuses similarités avec la nôtre, et c’en est parfois dérangeant : tout absorbés qu’ils sont par leurs conversations numérisées, les citoyens de Los Angeles que croise la caméra sont presque tous… seuls. La communication électronique renverrait-elle ses usagers à leurs propres solitudes ? Certaines scènes semblent le suggérer. Cela n’est pas contradictoire avec le triomphe du sentiment amoureux ; seulement celui-ci est rendu moins aisément accessible, plus difficile à trouver dans un monde plus individualisé qu’avant. Ces réflexions aux accents déterministes se formulent déjà, et depuis longtemps, par certains observateurs critiques de la société de communication ; elles trouvent ici un prolongement, mais sans que le film ne sombre dans la dystopie fondamentalement pessimiste. D’ailleurs, un chemin de retour semble s’esquisser vers l’épanouissement naturel, hors de la technologie. Une scène courte et anodine peut être racontée, à ce titre, sans risque de porter atteinte à l’intrigue, puisqu’on se demande même, justement, ce qu’elle lui apporte. Pourtant, elle suggère beaucoup. Amy présente son projet de documentaire à son mari et à Théodore : elle a filmé… sa mère qui dort. Rien ne se passe. Elle tente de se justifier : « On passe un tiers de notre vie à dormir. C’est peut-être le moment où l’on est le plus libre… » Le désir de revenir à un temps long, un temps de paix avec soi-même ? Comme une alternative à la rapidité, à l’instantanéité des communications numériques. Rien de tout cela n’est dit dans Her, où l’on est surtout porté par la jolie voix de Samantha et par le désir de connaître le déroulement de l’histoire. Her offre, sans prétention didactique, une possibilité de réflexion que le spectateur a la liberté d’activer ou non – comme le bouton ON/OFF de Samantha.
Roxane Duboz