Difficile de ne pas voir la référence au monument littéraire qu’est Le Rouge et le Noir de Stendhal tant il transparaît dans Les Noirs et les Rouges d’Alberto Garlini. Au-delà du fait que le titre traduit parfaitement la guerre idéologique opposant néo-fascistes et communistes, il y a également du Julien Sorel dans Stefano Guerra. Tous deux jeunes, élevés dans un milieu difficile sinon destructeur et qui parviennent plus ou moins à y échapper par ces deux moyens que sont littérature et amour. Ce livre est un témoignage qui révèle, par la plume magistrale de Garlini, la genèse d’un extrémiste ou d’un jeune homme perdu.
Ce roman n’a pas la prétention d’être historique, ce n’est qu’une fiction sur fond d’éléments avérés plus ou moins précis. Ces éléments, habilement choisis par l’auteur, ont le mérite de permettre une plongée dans l’esprit torturé de Stefano Guerra, fruit d’une propagande idéologiste qu’il n’a pas choisi d’embrasser. La violence est son berceau et le condamne dès le plus jeune âge a subir les affres d’une rage qui le définira tout le long de sa vie. La rage est le sujet de cette œuvre, tout tourne autour d’elle et des ravages qu’elle provoque. Elle prend plusieurs formes, elle se cache d’abord sous les traits de la brutalité, d’une violence inouïe comme lors des affrontements de Valle Giulia et physique jusqu’à ce qu’il découvre celle que peuvent cacher les mots.
Ce sont d’ailleurs quelques mots qui suffisent à le faire sombrer dans l’idéologie du Lotta Nazionale – Lutte Nationale en français – qui n’est rien d’autre que le mouvement le plus à droite de l’extrême droite italienne. Mené par Franco, un homme auréolé d’une certaine folie à l’image de celle qui enveloppait le Duce, il définit Lotta Nazionale ainsi : « C’est la rage qui nous unit. La rage qui vit là où on combat. […] Où on ne se trouve soi-même que si l’on est fanatique. » et Stefano y sombre définitivement. Le jeune homme sans famille s’en trouve affublé d’une de substitution et ses camarades deviennent ses frères. Aucune famille n’est cependant plus destructrice et quinze jours après l’avoir rejoint, il prend la vie de son premier homme. Ce jeune homme n’était pas n’importe qui. Fils d’un célèbre intellectuel communiste et frère de celle qui fera chavirer son cœur, Mauro était pacifiste et plein de noblesse. Lorsque Stefano le voit, un voile de clarté le nimbe. Peut-être voit-il celui qu’il aurait pu être si les choses avaient été différemment. Toujours est-il que c’est dans un amphithéâtre de Lettres que Guerra tua de ses mains pour la première fois, scellant un destin funeste que l’auteur nous offre de suivre jusqu’au terme.
La genèse du fasciste
Le père de Guerra était un gendarme raté qui ne l’a même pas reconnu officiellement. C’est pourtant lui qui sema les premières graines de la folie dans l’esprit de son fils. Celui qui l’a plus ou moins élevé, c’est Rocco : son père putatif. C’est un homme dur, fasciste jusqu’au bout des ongles mais c’est également grâce à lui que Guerra a échappé à la prison. Jeune déjà, alors qu’il n’avait que treize ans, Stefano s’amusait à tourmenter ses camarades de classe les plus riches. Cette haine de la bourgeoisie fut extrême dés l’aube. Un jour, il s’empara d’une arme de son défunt père et s’amusa avec aux dépends d’un jeune bourgeois. Il appréciait déjà le sentiment de toute puissance que lui procurait le contact du métal froid sur la peau.
La rage de Guerra faillit donc lui faire prendre la vie d’un petit garçon. Convoqué par les autorités, Stefano ne s’en sorti qu’avec l’aide de Rocco qui le pris dés lors sous son aile. Paradoxalement, cet acte qui lui avait sauvé la vie le condamna également car la morale que lui enseigna ce nouveau tuteur était sans équivoque : « Je serai fou et je t’inciterai à la folie. Je serait courageux et je t’inciterai au courage. […] Sinon, chacun sa route. Au lieu de devenir un soldat politique, tu deviendras un criminel comme les autres. » Cette distinction entre soldat politique et criminel est presque insaisissable et c’est l’une des choses les plus intéressantes de l’ouvrage de Garlini. Cette différenciation soulève de nombreuses interrogations trouvant encore un écho aujourd’hui.
Une critique de l’extrémisme politique
Le pari de l’auteur est admirable, nous ne sommes pas du côté des gentils dans son œuvre mais de celui des fascistes, alliés les plus fidèles des nazis : le mal absolu. On pouvait penser qu’Alberto Garlini tomberait dans le piège presque trop évident de dépeindre ces jeunes Noirs animalement, dénués de tout semblant d’humanité. Le message est tout autre et l’auteur pose sur une table les deux extrêmes pour atteindre une réponse emplie de vérité. À travers ce livre, Garlini nous prouve que les deux sont les mêmes et qu’ils ne mènent qu’à une unique et funeste chose : la mort. Cette morale détruit l’opposition gauche/droite qui caractérise nos sociétés actuelles. Au fond, Noirs et Rouges ont le même objectif : la fin de la démocratie bourgeoise qu’ils conçoivent comme une trahison de leur souveraineté en tant qu’Italiens.
La violence politique est terrible car ennemie ultime de la démocratie. La scène du théâtre révèle l’arme la plus puissante de l’extrémisme : la peur. Les attentats, les menaces qui ont toujours cours aujourd’hui témoignent que notre histoire passée est toujours d’actualité. La récente histoire de l’altercation ayant causée la mort de Clément Méric est profondément liée à ce que nous raconte Garlini, l’extrémisme n’amène que l’extrême dont la mort n’est jamais vraiment éloignée. Il s’agit de se demander comment sont nés communisme, fascisme, etc. et comment ils perdurent dans nos systèmes politiques européens. Peut-on accorder une quelconque place au terrorisme – qui ne prend pas toujours la forme d’une bombe – ou au racisme dans notre monde ? Certainement pas. Garlini nous propose par le biais de Guerra de comprendre ce qui mène à cet extrémisme, à savoir la recherche d’une identité. Cette identité est pourtant monofocale et cela, Guerra finira par le comprendre après les attentats de Milan. Il prendra enfin conscience de certaines choses auxquelles il avait été aveugle jusqu’à présent.
Les Noirs et les Rouges permet de voyager en quelques instants dans un passé proche, dans les profondeurs de l’esprit d’un jeune fasciste, de sa genèse à la rédemption. La traduction de Vincent Raynaud rend hommage à la plume de Garlini qui nous expose une histoire terrible avec des mots tantôt poétiques, tantôt dérangeants. L’histoire de Stefano Guerra est passionnante, de Valle Giulia à Milan et nous ne pouvons que vous conseiller de vous jeter à corps perdu dans cette œuvre.
Les Noirs et les Rouges d’Alberto Garlini est disponible aux éditions Gallimard.
Simon Sainte Mareville