Soixante-douze ans après la parution de L’Étranger, Kamel Daoud propose une réécriture fracassante de l’un des plus grands monuments de la littérature française contemporaine. L’auteur algérien, pour son premier roman, donne la parole au frère de l’ « Arabe » tué par Meursault, éclaboussant l’œuvre d’une lumière nouvelle.
Un nouveau narrateur pour une même intrigue : prolongement, confusion et décalage
Le roman de Kamel Daoud est d’abord un prolongement temporel. L’intrigue se situe soixante-dix ans après les faits, de nos jours donc ; le temps a passé après l’histoire de Meursault. Ce dernier est mort, comme le laissait présager la fin du roman de Camus. Mais avant, à l’ombre de sa cellule d’Alger, il a écrit son histoire. Le temps évoqué est bien réel, historique : l’Algérie a connu, peu après le jugement de Meursault, la guerre pour son indépendance.
Cependant, il y a une confusion volontaire entre le réel et la fiction : dans l’univers de Daoud, Camus n’existe pas, il se confond en la personne d’Albert Meursault, auteur de L’Autre, roman écrit durant sa peine carcérale. L’Autre, c’est un livre qualifié de génial, autobiographique, au succès planétaire, et qui raconte l’histoire de Meursault en Algérie, le meurtre suivi du jugement: le lecteur reconnaît évidemment là L’Étranger, dont seul le titre a été modifié.
Ainsi le contexte de fiction est donné, d’emblée. Dès la première page, le lecteur est averti du contenu du roman qu’il s’apprête à lire, de la focale opérée par rapport au roman de Camus : « celui qui a été assassiné, est mon frère. » Le meurtre, ou plus précisément l’homme tué, c’est quelques lignes dans L’Étranger, pas même l’objet véritable du jugement de Meursault ; cela devient matière de tout un roman dans Meursault, contre-enquête. La réécriture est algérienne, elle est du côté de « l’Arabe », cité vingt-cinq fois chez Camus, et dont on apprend beaucoup. Il s’appelait Moussa, était grand et mince, avec un visage anguleux et des yeux sombres. Il travaillait au marché du quartier, aimait boire du café noir et sortir avec ses amis. « Un dieu sobre et peu bavard, rendu géant par une barbe fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de n’importe quel pharaon antique. » Telle est la description sublimée que nous donne Haroun, qui a connu le deuil de son frère à sept ans, et qui, désormais vieillard hanté par ses souvenirs et habité d’une sourde colère, prend la parole dans un bar d’Oran pour raconter à sa façon. Il raconte la disparition d’un frère, les années de deuil et d’enquête pour retrouver la trace de Moussa (dont le corps ne fut jamais retrouvé), la haine et l’amertume de sa mère. Le lecteur découvre un nouveau visage de ce personnage si anonyme dans le roman de Camus : ici, il n’est pas provocateur mais victime pure d’un meurtre absurde, privé de dépouille, de funérailles et de mémoire.
La parole d’Haroun sous la plume de Kamel Daoud semble donc être un cri de révolte face à l’indifférence de sept générations de lecteurs vis-à-vis de l’identité de « l’Arabe ». Cette réécriture ne serait-elle pas le prétexte littéraire à un acte politique déguisé ?
La parole des oubliés : un soliloque politique
« La littérature », écrit Italo Calvino, « est nécessaire à la politique avant tout lorsqu’elle donne une voix à qui n’en a pas, lorsqu’elle donne un nom à qui n’a pas de nom. » Il semblerait que Kamel Daoud, virulent chroniqueur du Quotidien d’Oran, ait rejoint cette voie, en choisissant de faire surgir de l’ombre celui qui n’avait ni prénom ni parole. Cette démarche s’inscrit dans un mouvement plus ample, que l’on devine sans qu’il ne soit jamais vraiment dit : une critique encore vive de la colonisation passée de l’Algérie par la France. Le frère tué apparaît comme le martyr symbolique d’un pays entier, Daoud dénonçant moins l’acte gratuit de Meursault que l’absence d’intérêt des pieds noirs pour sa mort, découlant de l’indifférence générale vis-à-vis des Algériens. « Cette histoire […] est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom. »
Dans le roman, Haroun a tué, lui aussi. Presque par logique. Une sorte d’acte réfléchi, dans les deux sens du terme : vengeance préméditée pour apaiser sa mère, et reflet inversé du meurtre de Meursault. Car la victime est un pied noir : blond, européen, gras, il est l’exact contraire de Moussa. S’esquisse, ainsi, une réflexion sur la notion d’ « étranger ». Ce terme, chez Daoud, est plus politique qu’il ne le fut chez Camus. Qui est le véritable étranger ? Meursault l’était au monde et aux hommes, par sa froide indifférence ; il l’est aussi en tant qu’enfant de la colonisation (comme le fut Albert Camus, issu d’une lignée de pieds noirs de trois générations). Haroun, tout comme son frère, et tous les Arabes du roman de 1942, sont aussi des étrangers pour le lecteur européen : des autochtones d’un autre pays, outre-Méditerranée, et surtout des êtres absents, sans visages, sans identités. Il est un léger malaise que l’on peut ressentir à la lecture des passages mentionnant les Arabes (silencieux, en groupe, fixant obstinément Meursault et son ami Raymond), et c’est ce malaise que Kamel Daoud travaille, nous confrontant à nos propres ambiguïtés face à l’altérité.
Entre révolte et poésie, un hommage à Camus
Par bien des aspects, l’auteur algérien suit la trace de Camus, et la contestation n’est jamais loin de l’admiration. Il reprend des thèmes chers à l’auteur du Mythe de Sisyphe, comme en témoignent de longs passages sur l’absurdité de la condition humaine et de la quête insensée de Dieu. Bien plus, Daoud derrière Haroun souligne à plusieurs reprises l’exceptionnalité du style de son prédécesseur. « Il avait atteint le territoire d’une langue inconnue, plus puissante dans son étreinte, sans merci pour tailler la pierre des mots, nue comme la géométrie euclidienne », estime le vieil Algérien pour évoquer « le génie de [notre] héros ». Ainsi, Meursault, contre-enquête est un roman en demi-teinte, hésitant entre le reproche et l’éloge sans trancher jamais. Le style de l’auteur, pour son premier roman, se cherche et se construit entre oralité et longues phrases ciselées. Et parfois, il se perd dans la copie parfaite, notamment à la fin du roman où, alors que le personnage d’Haroun devient le double exact de ce que fut Meursault, l’auteur insère en italique des passages entiers de L’Étranger.
L’œuvre de Kamel Daoud témoigne d’une grande maîtrise du roman dont il s’inspire, et dont il fabrique, de façon peut-être un peu surfaite parfois, le miroir inversé. Ainsi, de nombreux motifs-clefs du roman sont détournés, à commencer par la phrase liminaire : « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante ». Marie, la compagne, devient Meriem, son double métis ; le meurtre n’a pas lieu à 14 heures, mais à 2 heures ; le témoin astral n’est plus soleil mais lune.
Par cet exercice littéraire inédit, Daoud propose sa vision sur une œuvre majeure et intouchée du vingtième siècle. Comme l’aval d’une montagne trop connue dont on n’aurait toujours parcouru que l’amont. Il ouvre un nouveau chemin, un horizon troublant et éminemment politique. Et cela sans s’interdire des instants lyriques, des instants très beaux où son propre style, libre cette fois, s’élève dans une lumière plus douce, pour parler des femmes ou des moments du jour.
Et pour ceux qui estiment qu’il est peut-être bien prétentieux de s’attaquer à une œuvre aussi monumentale que L’Étranger, on peut laisser Haroun se justifier : «C’est pompeux et cela sonne comme une réplique préparée depuis longtemps, mais c’est aussi la vérité».
Roxane Duboz