Cela fait aujourd’hui un peu plus d’un an qu’Ultraviolence, le précédent album de Lana Del Rey, est sorti. Cet excellent album s’inscrivait en rupture avec l’immense succès qu’avait été Born To Die, se dirigeant vers des sonorités plus dures, plus froides, à mille lieues de cette musique brûlante de sensualité qu’on lui connaissait. En ce sens, Honeymoon est un retour à cette première itération — en oubliant volontairement les deux premiers opus de la chanteuse, parus sous un autre nom —, un élégant retour aux sources que nous allons désormais vous présenter.
C’est un euphémisme que de dire que cet album était attendu au tournant tant Ultraviolence avait déchaîné les passions, décrié par certains, élevé au rang de chef d’œuvre par d’autres. Honeymoon devrait certainement connaître le même traitement, et c’est là le seul point commun que partagent ces deux opus. Ultraviolence, un album d’une beauté considérable, résonne désormais comme une parenthèse déchirante dans la discographie d’une artiste sensible et fascinante qui, finalement, a décidé de revenir au style qui était le sien au commencement. Voyez donc davantage Honeymoon comme une suite de Born to Die, avec une reprise de ces sonorités envoûtantes et lunaires, pleines de mélancolie mais également — et c’est là une grande nouveauté — touchantes d’une sublime sincérité.
Honeymoon s’ouvre sur une piste éponyme qui nous plonge instantanément dans l’univers éthéré de la chanteuse. Une voix aérienne flotte sur de délicates notes de piano, entrecoupées de quelques cordes effleurées sur fond d’effets au synthétiseur. Cette association donne une profondeur considérable au morceau en mêlant à la douceur de la voix ces mélodies qui lui donnent cet air si enchanteur qui caractérise la discographie de la californienne. Son univers repose d’ailleurs sur cet effet, ses plus beaux titres l’utilisent tous, certains avec plus de brio que d’autres. Terrence Loves You fait indéniablement partie de cette première catégorie tant il flirte sans cesse entre infinie tristesse, mélancolie absolue et beauté indescriptible. Les paroles, déchirantes, y jouent certainement un rôle, mais elles ne sauraient résumer ces différentes impressions. L’ensemble instrumental — qui associe brillamment piano, saxophone et batterie — soutient merveilleusement une voix mesurée, digne mais quelquefois lancinante. Le bridge, brillant, donne au morceau une immense force tant il rompt avec son rythme pour nous emmener à la fois dans les profondeurs abyssales de l’univers de la chanteuse et au sommet de ses hauteurs les plus vertigineuses. Ce paradoxe n’en est pas un, ce moment très éphémère nous fait soudainement perdre nos repères, si bien que l’on se raccroche tant bien que mal à cet éclat de voix sublime que l’on entend mais que l’on peine à identifier : un moment de grâce des plus divins. Il s’agit très certainement d’une des plus belles pistes de l’album, si ce n’est même de la discographie de Lana Del Rey, mais écoutez plutôt :
Pour demeurer dans cette veine mélancolique, la piste suivante semble être tout indiquée. God Knows I Tried est effectivement une chanson sublime, et ce à bien des égards. Largement autobiographique, ce titre recense toutes les frustrations vécues par l’artiste depuis son accès à la célébrité, notamment les critiques parfois violentes que la presse a eu à son encontre. D’une voix aux accents soul d’une authenticité ineffable, Lana Del Rey déclame des mots pleins de nostalgie derrière lesquels on peut percevoir une légère — mais réelle — colère. Les paroles passent d’une référence au groupe The Eagles à la citation d’un passage biblique on ne peut plus opportun, entre les deux, quelques mots qui évoquent un mal-être certain, celui d’une femme qui a du mal à vivre ce statut de célébrité mais qui doit faire avec. Religion reprend le thème de l’amour, récurrent dans la chanson internationale et dans l’univers musical de la chanteuse. La jeune femme y compare l’amour qu’elle porte à un homme à de la dévotion religieuse. Le titre est extrêmement évasif, la voix de la californienne — d’une grande délicatesse — chante avec une lenteur délibérée, délicieusement portée par des instruments discrets, qui évoquent avec brio toute l’intensité de cette passion.
« Cause you’re my religion, you’re how I’m living
When all my friends say I should take some space
Well I can’t envision that for a minute
Hallelujah, I need your love (x3) » Religion, Lana Del Rey
Merveille parmi tant d’autres, Salvatore brille pourtant d’un éclat particulier dans Honeymoon. Cette chanson nous fait voyager jusqu’aux années 1960, avec une instrumentale contemplative au possible. En mêlant quelques mots d’italien à d’autres dans la langue de Shakespeare, Lana Del Rey offre à son titre une sensualité folle et un charme indicible. C’est d’autant plus audible que les musiciens — avec leurs cordes langoureuses et leurs superbes percussions — placent la voix de la chanteuse dans un écrin, hors de toute temporalité, la laissant déclamer ses paroles enchanteresses en dehors de toute réalité. C’est foncièrement beau, au sens le plus noble du terme. Salvatore est un morceau d’une grâce infinie, une parenthèse de quelques minutes qui offre un aperçu de tout ce que peut signifier la musique. Autrement dit, il s’agit d’un réel chef-d’œuvre. The Blackest Day, la piste suivante, est tout aussi belle que la précédente, mais dans un registre différent, plus déchirant. La chanteuse y évoque tous les degrés de la rupture amoureuse, avec une voix qui se brise parfois — quand elle évoque la dépression — mais qui ne retentit qu’avec plus de force ensuite, lorsque les blessures ont cicatrisé et que le temps de l’acceptation est arrivé. Le morceau entier oscille autour du désespoir, auquel se substituent quelquefois des moments de lucidité au cours desquels la chanteuse reconnaît ses erreurs de jugement et manifeste l’envie de les laisser derrière elle.
Le douzième titre de l’album, 24, fait référence au nombre d’heures que comporte une journée, l’occasion pour la chanteuse de jouer avec cette durée pour mieux illustrer une brutale histoire d’amour. Cette relation intense, basée sur le mensonge et la vengeance, d’une extrême sensualité, semble ne pouvoir finir que dans le feu et le sang. La chanteuse pose chacun de ses mots avec une gravité semblant être guidée par la fatalité. Langoureuse au possible, cette piste est celle de l’embrasement, de la passion explosive et irrépressible. Pour l’anecdote, et il ne s’agit là que d’une supposition, il est fort probable que ce titre ait été écrit pour figurer dans le prochain James Bond. Spectre sera effectivement le vingt-quatrième opus de la célèbre saga et l’on sait que Lana Del Rey avait été pressentie pour interpréter le titre du générique. Coïncidence ou preuve ? Le temps nous le dira, mais cessons ici ces digressions. Swan Song, la piste suivante, est la dernière de l’album qui comporte ces sonorités mélancoliques et tragiques qui caractérisent tant cette artiste qu’est Lana Del Rey. Cette chanson traite du renouveau, de la redécouverte de soi par la fuite en avant. Laissant derrière elle sa carrière et celle de son amant fictif, la chanteuse s’imagine un monde de liberté, une vie paisible loin des tracas du quotidien. Le rythme de la chanson, lent et léger, offre à la voix de la californienne le plaisir de susurrer ses quelques mots, naïfs mais ô combien tentateurs.
Music to Watch Boys To incarne cette autre facette de l’univers de Lana Del Rey, qui, sans rompre avec cette veine mélancolico-dramatique qui le caractérise, est plus enjouée, plus légère dans la façon dont elle aborde ses thèmes. Ce titre est certainement celui qui ressemble le plus à ce que pouvait proposer l’album Born to Die, surtout au niveau des transitions entre les couplets et les refrains, mais au niveau instrumental également. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il s’agit d’une excellente piste, qui dépeint une vision lucide de l’amour, à savoir qu’il ne s’agit pas de quelque chose qui dure éternellement mais de quelque chose de plus éphémère. La mélodie est empreinte d’un léger spleen, la voix de Del Rey est toujours aussi communicative, joueuse. Ce morceau constitue l’introduction parfaite pour l’incandescente High By The Beach, lead-single de Honeymoon. Incroyablement entraînante avec son instrumentale extrêmement minimaliste, cette piste est celle qui symbolise le mieux l’évolution de l’artiste depuis son premier album, rompant avec bon nombre de ses anciennes thématiques, notamment celle de l’idéalisation des « mauvais garçons. » L’ambiance vaporeuse du morceau est parfaitement représentée par son vidéo-clip qui résume à merveille son esthétique, et que chacun peut interpréter comme il le souhaite :
Freak, le prochain morceau, est également le plus sensuel de l’album. La voix langoureuse de Lana Del Rey se fait tentatrice, irrésistible. Les instruments — les cordes, plus particulièrement — étirent le morceau, l’ancrent en profondeur, toujours plus bas. De ces profondeurs s’élèvent les mots brûlant de la jeune femme, pleins de désir et de passion, qui retentissent comme une incantation, une invitation. Ensorcelant. Art Deco reste dans ce sensualisme intense. Ode à la femme provocatrice, ce morceau est d’une immense puissance. Les notes sourdes jouées à la batterie, couplées au longues notes de violon donnent une spatialité ardente au titre, qui semble contenir une trop grande énergie et être sur le point d’imploser. Cette rupture ne vient pourtant jamais, et c’est pour le mieux tant cette tension est palpable, derrière chaque mot comme derrière chaque note. La grande classe vocale de Lana Del Rey est à souligner dans ce morceau qu’elle maîtrise du début à la fin, l’un des meilleurs de l’album. Don’t Let Me Be Misunderstood, la reprise de la piste de Nina Simone, a la lourde tache de clore cet album : elle le fait pour le mieux. Alors que The Other Woman — le titre de Simone que Lana Del Rey avait repris sur Ultraviolence — s’inscrivait dans le même registre que les autres morceaux de l’album, cette fois-ci, la reprise s’inscrit en rupture avec l’univers développé par l’artiste, comme une parenthèse. Cette reprise n’est pas transcendante, mais elle offre une nouvelle perspective au morceau et est réellement agréable à écouter tant elle est maîtrisée. Une façon délicate de clore un album sublime.
Vous l’aurez bien compris, Honeymoon est un album magistral. L’esthétique mélancolique de Lana Del Rey semble enfin être parvenue à maturité, et c’est un réel plaisir que de l’entendre déclamer ses titres les uns après les autres, avec cette grâce infinie qui la caractérise tant. Honeymoon est-il plus beau qu’Ultraviolence ? Répondre à cette interrogation n’est pas évident tant les deux albums sont différents. Également beaux, le seul avantage qu’a ce dernier opus est qu’il est plus homogène, qu’il reste sensiblement dans la même veine, de la première note à la dernière. Cette grande cohérence est d’ailleurs ce qui manquait à Born to Die, et c’est en cela qu’Honeymoon est à la fois un tournant et un accomplissement pour la californienne qui boucle ainsi sa boucle. Est-ce donc son dernier album ? C’est possible tant certains titres d’Honeymoon résonnent comme des adieux, mais peut-être ne sont-ce que des au revoir, l’avenir nous le dira. Toujours est-il que cet album est un authentique chef d’œuvre, un véritable moment d’éternité. L’univers de Lana Del Rey nous happe une nouvelle fois, et nous nous perdons dans les bulles vaporeuses, langoureuses et sensuelles que constituent chacune de ses chansons. Toujours plus belle, sa musique semble avoir enfin atteint la perfection et on espère avoir de nouvelles occasions de l’entendre; tout le reste n’est que littérature.
Honeymoon de Lana Del Rey est disponible en téléchargement légal sur les plateformes de téléchargement ainsi que chez vos disquaires.
Simon Sainte Mareville