Peu de films, même si le mot a aujourd’hui tendance a être un peu galvaudé, ont un véritable statut d’œuvre culte. Out 1 : Noli me tangere, de Jacques Rivette, fait définitivement partie de ceux-là. Film maudit, dont on a parfois dit qu’il avait complètement disparu, il s’offre aujourd’hui une ressortie du plus bel effet, le temps d’une diffusion en salles à l’international à partir du 18 novembre, accompagnée d’un coffret collector que devraient s’arracher les cinéphiles.
Paris, avril 1970. Deux troupes de théâtre d’avant-garde répètent chacune une pièce d’Eschyle. Un jeune sourd-muet fait la manche dans les cafés en jouant de l’harmonica. Une jeune femme séduit des hommes pour leur soutirer de l’argent. Alors qu’une conspiration se dessine, des liens se tissent entre les différents protagonistes.
Voilà pour le résumé d’Out 1 : Noli me tangere. Paradoxalement; cette réduction assez rudimentaire quoiqu’un tantinet mystérieuse est un excellent résumé pour ce film excessivement long. Pour mieux nous en rendre compte, il nous faut revenir brièvement sur l’histoire avec un grand H. Réalisé dans la continuité des idéaux de Mai 68, le film de Jacques Rivette a pour ambition première d’être une œuvre hors norme. Un pari tenu haut la main ne serait-ce que par sa monumentale durée : 12h30. Le scénario cependant pourrait tenir sur un ticket de métro et c’est ses acteurs que Rivette immortalise à l’écran, les laissant improviser quasi-intégralement. En résulte un rare sentiment de liberté et une originalité sans borne mais non dénuée de références.
Dans son titre déjà, Out 1 affiche clairement ses ambitions. A une époque où tout le monde est « in » (ou du moins cherche à l’être) Rivette sera « out ». Une attitude soulignée par le sous-titre latin Noli me tangere : « Ne me touchez pas », mais une attitude qui le place du même coup hors des circuits classiques et qui dessert en partie le film ; en partie seulement, car c’est cette extrême marginalité (à part quelques projections historiques, le film était jusqu’alors quasi invisible) qui accordera rapidement à Out 1 son statut d’oeuvre culte.
Dans la forme, que se passe-t-il sur la toile ? Le film est découpé en huit segments comme autant d’épisodes qui rappellent, de façon avant-gardiste, la mode des séries qui déferle actuellement sur nos écrans. Ce côté série est loin d’être complètement aléatoire puisque les feuilletons de Feuillade (Fantômas) figurent parmi les influences majeures du film. Les autres influences notables sont Flesh (le film de Morrissey produit par Warhol) et Ice (de Robert Kramer) pour leur dimension révolutionnaire, mais aussi Petit à Petit (dont le premier montage faisait déjà dans les quatre heures) et le cinéma de Jean Rouch plus généralement avec son aspect documentaire. Out 1 amalgame effectivement toutes ses inspirations, ainsi que le roman de Balzac (le film ne cesse de faire référence à l’Histoire des Treize), le théâtre d’Eschyle et même l’oeuvre de Lewis Carroll pour en sortir un objet profondément nouveau, affranchi en quelques sortes de ces morceaux d’aînés.
Dans les deux premiers épisodes par exemple – soit tout de même un peu plus de trois heures – l’intrigue ne décolle presque pas et l’on ne comprend pas encore vraiment où le film veut en venir. Pour autant, on assiste principalement aux répétitions des compagnies théâtrales et tandis que le sentiment d’une durée extraordinaire commence à prendre place en nous – à nous hypnotiser en quelque sorte – on se rend peu à peu compte que Rivette ne cherche pas tant à filmer l’improvisation, mais plutôt à capturer l’imprévu. Pour cela, il tourne sans répétition, avec seulement une caméra en son direct, sans savoir (et sans que ses techniciens ne sachent) ce que les acteurs vont faire. Un ballet aussi périlleux que laborieux qui l’oblige, au montage, comme il le précisera par la suite à « respecter les erreurs qu’on a faites« .
Et plus les épisodes se suivent, plus la réalité se mêle à la fiction. L’histoire serpente alors par bribes et se perd au hasard de l’alchimie qui se noue entre les interprètes. Out 1 fait donc un formidable film de chevet pour les acteurs en devenir. On voit à l’écran leur matière se dessiner comme rarement. Dans le même ordre d’idée, la mise en scène, amplement laxiste est paradoxalement un vrai tour de force. Si parfois l’ennui est la rançon de cette expérience extrême, à certains moments on rit de bon cœur. A d’autres moments on est prit dans la dimension mystérieuse du récit, happé par des relents occultes qui surnagent en filigranes. Au final, le film ne ressemble à rien de connu et cette exceptionnelle expérience cinématographique, aussi contraignante soit-elle, recèle de vrais moments savoureux : l’apparition de Rohmer, le personnage de Jean-Pierre Léaud, la beauté de Juliet Berto… pour ne citer que ceux-là.