Long-métrage réalisé par Nicolas Winding Refn, et présenté en compétition au Festival de Cannes 2016 (nommé dans les catégories « Prix du Jury », « Grand Prix », « Prix de la mise en scène »), The Neon Demon est sorti depuis le 8 juin 2016.
Le titre de cette critique est empruntée à Georges Bataille non pas parce que la trame de The Neon Demon rejoint la célèbre Histoire de l’Oeil bataillienne, mais bien pour l’omniprésence étouffante du regard qui hante ce film. Ce film, bien que centré majoritairement sur le personnage de Jesse, s’intéresse de près comme de loin au monde du mannequinat ; et de ce simple sujet émergent un attirail de notions qui ponctuent le film : le regard, le corps et la beauté en sont les principales.
Le sujet du mannequinat est une trame de fond, un fil directeur narratif dont chaque facette est exploitée avec justesse, et creusée avec cette même justesse ; le synopsis, dans ce sens, est assez simple. Jesse (Elle Fanning), une jeune fille, débute dans le monde du mannequinat, où elle est remarquée pour sa beauté dite « spéciale » ; elle croise le chemin de Ruby (Jena Malone), maquilleuse, ainsi que de Gigi (Bella Heathcote) et Sarah (Abbey Lee Kershaw) deux autres mannequins, déjà bien installées dans le milieu. De jeune première, Jesse évolue, et le spectateur suit son évolution, jusqu’à un début de célébrité dans le mannequinat. Tout l’intérêt du film ne repose pas sur ce synopsis, mais sur des notions inhérentes au mannequinat ; son rapport au corps et au spectacle qu’il offre, et tout ce qui en découle.
Le regard – qui se décline entre vu et voir – instaure tout un jeu : la lune est un gros œil, les appareils photographiques, l’allégorie même de l’acte de voir, et le miroir, ainsi que l’instant où on lui fait face, est un motif récurrent. De la même façon, chacune des protagonistes principales existent pour voir et, surtout, être vue ; elles sont une nourriture pour les yeux (que ce soit ceux des autres pour les leur, face à leur propre reflet), et cette définition rythme toute leur existence. On commence à saisir, alors, pourquoi le thème du mannequinat : « Je suis jolie, et je peux gagner ma vie comme ça », confie Jesse – en d’autres termes, je vivrais pour être vue, et je serais vue pour vivre. Le spectateur lui-même se retrouve dans le rôle du voyeur, par le jeu des caméras ; son statut de celui qui voit gagne en puissance, quand la caméra se veut être les yeux de telle ou telle personne.
Alors, le corps, la matière même du mannequinat et donc, par extension, celle du film, se définit dans son rapport à l’image qu’il projette dans la rétine de celui qui le regarde. Il n’est qu’une image, et une image qui appartient bien plus aux autres qu’à lui-même. La photographie en est une exemple, incluant une représentation du corps, et une offrande visuelle de soi-même, et le fantasme en est un autre ; la dernière scène qui se déroule dans la morgue en est l’illustration, quand sur le corps mort est projeté l’image du corps de Jesse. A ce propos, le parallèle entre morgue et mannequinat – on maquille, après tout, aussi bien les morts que les vivants – non content d’être assez incisif, renvoie à l’idée du corps représenté et devenu image, bien plus que du corps vivant, qui appartient à un être humain.
C’est de ce corps qu’émerge la beauté, beauté dont Jesse, peu à peu, devient l’allégorie. « La nature est injuste », dira l’un des personnages, et de cette injustice inhérente à la répartition de la beauté naît l’envie, la jalousie, le besoin d’appropriation, de ressemblance, de dépassement ; des émotions et des sentiments sous-jacentes à la question de la beauté. Le mannequinat est, après tout, la représentation quasi-scénique de la beauté et d’un corps qui se veut image de la beauté. Ce sujet permet une esthétisation poussée et constante du film ; et si, sur ce plan, il y a assez peu d’originalité, on doit reconnaître une justesse du côté de la réalisation et de la représentation ; de plus, The Neon Demon a le mérite, via cette esthétisation, d’être une immortalisation fidèle des codes visuels et esthétiques de notre temps. La lenteur de certaines scènes permet une contemplation permanente et intense de la matière esthétique de ce film, qui traite de la beauté tout en se voulant esthétisé, donnant lieu à une parfaite mise en abyme.
Une beauté qui, si elle est exaltée par la réalisation du film, se révèle dangereuse (le surnom que Jesse se donne). Elle est le point de départ d’un déchaînement de violence, et Jesse est la première à en subir les conséquences ; le dénouement sera, on s’en doute, violent et tragique. Jesse est celle que l’on regarde et que l’on remarque ; celles qui ne disposent pas de cette faculté à capter le regard n’ont alors qu’un but : dépasser Jesse et sa beauté. Une pantomime destructrice qui donne lieu à des scènes esthétiquement surprenantes. De la beauté émerge l’horreur dans toute sa splendeur – un contraste qui marque le film. La beauté est monstrueuse tout comme elle rend monstrueux ; une antithèse qui résume la pensée du film, qui oscille entre contemplation et horreur, avant de devenir le spectacle d’une horreur qui séduit au regard. Magistral.
Nina Bigot