Le 26 octobre et 23 novembre prochain, la Tunisie va organiser ses élections législatives et présidentielles. Souvenez-vous, la Tunisie, ce petit pays du Maghreb comptant un peu plus de 11 millions d’habitants, a été au cœur du printemps arabe en 2011.
A l’heure de ses premières élections libres post-transition, l’enjeu est de taille pour le pays de Jasmin. Le peuple et ses représentants ont réussi la transition démocratique mais le pays est aujourd’hui fragilisé par sa situation économique . Ouvriers, jeunes diplômés, chômeurs, toutes les catégories socio-professionnelles tunisiennes se sont mobilisés pour crier « Dégage » sur l’avenue Habib Bourguiba en janvier 2011. Les Tunisiens ne supportaient pas la corruption généralisée du clan Ben Ali-Trabelsi. A ce même moment, une jeunesse instruite et diplômée se trouvait sans emploi et une classe ouvrière n’acceptait plus d’être emprisonnée par un pouvoir détournant un tiers des bénéfices des grandes industries. Aujourd’hui, la Tunisie a réussi sa transition démocratique avec la mise en place d’élections transparentes. Le 21 octobre 2011, la « Troika » a vu le jour avec trois partis aux visions politiques distinctes. Moncef Marzouki, ancien militant des Droits de l’Homme et opposant historique de Ben Ali, a été désigné Président de la République. Il est issu du parti « Congrès Pour la République » un parti socio-démocrate. Il est en coalition avec le parti majoritaire Ennahdha (parti islamiste) avec à sa tête Medhi Jomaa, chef du gouvernement et Ettakatol (parti social-démocrate) en charge de la présidence de L’Assemblée. La « troika » est une coalition stable mais subit des désaccords internes entre les partis.
Une économie fragilisée par une coalition en désaccord
Le gouvernement Ennahdha a vu défiler trois 1ers ministres en 3 ans, conséquence d’un désaccord avec la population sur les mesures politiques et sociales prises par celle-ci.
Les désaccords entre les partis socio-démocrates et islamistes se sont intensifiés depuis l’assassinat de 8 soldats dans la région de Kasserine par des groupes terroristes appartenant à des mouvances islamistes radicales le 29 Juillet 2013, précédé peu avant de l’assassinat le 25 Juillet de Mohammed Brami, député socio-démocrate de gauche. La population est sous le choc, le malaise social s’installe et la situation économique du pays n’est pas au beau fixe non plus. Depuis la révolution, la Tunisie a du mal à se relever économiquement. Le secteur du tourisme se relève timidement tandis que les secteurs industriels notamment l’exportation de phosphate et le secteur textile sont en chute en libre. Amelle, cadre supérieur dans l’administration tunisienne rencontré dans le centre commercial Carrefour de La Soukra nous confie : « Aujourd’hui la Tunisie est en cours de transition politique mais la transition économique ne s’est pas encore faite, il y a une hausse du chômage notable dû aux manques d’investissements des entreprises étrangères dans le pays. Après c’est compréhensible, les gens riches ou les grandes entreprises ne vont pas investir dans un pays où il n’y a pas la paix sociale, notamment la menace terroriste. »
Le taux de chômage en 2014 s’élève à 16% de la population selon Les Echos. Les tunisiens, notamment les jeunes diplômés, sont confrontés à une crise de l’emploi, s’ajoutant à une inflation et une baisse du pouvoir d’achat depuis la révolution. Amelle ajoute : « Aujourd’hui, tous les tunisiens se plaignent et souffrent de l’inflation des prix. La classe moyenne tend à disparaitre, on assiste à un nivellement de très hauts salaires et de très bas salaires, cette division riche/pauvre n’est pas bon pour la cohésion sociale. C’est fou à dire, mais on était bien sous Ben Ali du point de vue économique. Il faut redévelopper nos secteurs d’activités, le tourisme, le textile mais aussi les secteurs technologiques puisque nous disposons en Tunisie d’un grand pôle intellectuel, les jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs et de médecine s’exilent en Europe car ils ne trouvent pas de travail. Regardez mon fils, il a un bac +8, il a fait des études de médecine, il a eu du mal à trouver un travail ici alors il est parti en France, c’est dramatique. »
Un serveur du café des délices nous confie : «C’est difficile pour le peuple qui subit l’inflation et une hausse des matières premières alors que les salaires n’augmentent pas. On était mieux sous Ben Ali de ce point de vue-là. Regardez, le kilo de tomates est passé de 1 dinar sous Ben Ali, à 2 dinars aujourd’hui. Avant je pouvais faire à manger à moi et toute ma famille pour 10 dinars, maintenant c’est impossible. Mais c’est le prix à payer pour changer de système politique, et ça a un impact sur l’économie. L’État n’arrive pas ou ne veut pas contrôler les prix des matières premières ou manufacturer alors que c’est une question essentielle pour nous, le petit peuple. »
Ennahda, un parti sollicité par les tunisiens mais qui suscite la méfiance des modernistes
Le gouvernement Ennahdha est au cœur de plusieurs controverses politiques. La presse tunisienne a révélé plusieurs affaires de corruption notamment des financements électoraux illégaux par des pays du Golfe et des abus de pouvoir au sein-même de la coalition. Il suscite de nombreuses interrogations par une partie de la population et des modernistes mais a su relever l’un des secteurs clés en Tunisie, le tourisme. Ali, vendeur dans une boutique de souvenir en plein cœur de Sidi Bou Said nous confie : « Malgré une politique sociale douteuse, depuis qu’Ennahdha est passé, on a vu une remontée dans le secteur touristique. Aujourd’hui, les commerçants de Sidi Bou Said accueillent 7 croisières par jour, ça fait du bien après les mois sombres qu’on a vécu l’été après la révolution de 2011. ».
En effet, une partie de la population tunisienne s’interroge sur la politique d’Ennahda notamment sur les questions du droit des femmes, des libertés et sur la place de la religion dans le système sociétal tunisien. Amelle nous confie : « Le discours islamiste s’est adouci mais on peut parler d’une dualité du discours. Rached Ghannouchi (chef du parti Ennahdha) adopte un discours d’un islam modéré, d’une volonté de relever le pays économiquement, de garantir les libertés individuelles et collectives et faire de la Tunisie une société moderne ouverte au monde à quelques mois des élections mais il cache ses réelles intentions, notamment la mise en place de la charia en Tunisie. » Ennahdha est l’un des favoris pour les élections législatives et si il était amené à être majoritaire à l’Assemblée constituante, le parti va devoir entreprendre d’importantes réformes politiques et sociales pour réduire la dette publique qui s’élève aujourd’hui à 7,8 milliards de dinars.
Les élections présidentielles et législatives : un enjeu de taille
Le 26 octobre prochain, les Tunisiens vont devoir élire des élus dans le cadre des élections législatives, suivis le 23 novembre par des élections présidentielles. La presse tunisienne dégage trois favoris pour la présidence. Le président actuel Moncef Marzouki, l’ancien premier ministre de la transition Béji Caid Essebsi, Mustapha Ben Jaâfar et Kamel Morjane, ancien ministre sous Ben Ali, sont les favoris pour les prochaines échéances. Le parti Ennahdha n’a pas annoncé de candidat pour la présidentielle mais risque de se rabattre sur les législatives. Ennahdha réalise une stratégie politique puisque la nouvelle constitution limite les pouvoirs du président mais accroit ceux de la majorité parlementaire. Le parti islamiste dispose d’un électorat important et se voit favori pour les prochaines législatives. Ces futures élections doivent tourner la page sur ces trois années de transition, et pourtant, parmi les candidats à la présidence on retrouve des proches de l’ancien régime.
« On coupe l’arbre mais on laisse les racines »
Le parti Nidaa Tounes avec à sa tête Béji Caid Essebsi, ancien membre du RCD et proche du pouvoir Ben Ali, est l’un des favoris pour la présidence malgré ses antécédents politiques. Cette homme de 88 ans est l’héritage de l’ère Bourguiba et réalise une campagne autour des thèmes de la transparence juridique, du sauvetage économique et des libertés. Un peintre rencontré sur les trottoirs de Sidi Bou Said nous raconte : « Personnellement, je soutiens Béji Caid Essebsi et son parti Nidaa Tounes, il a des idées démocrates, il veut faire progresser le pays dans les domaines économiques et sociales et préservés les droits des femmes. Je ne suis pas pour Ennahdha à la présidence ou au gouvernement car pour moi l’islam ne se conjugue pas avec la politique. L’idéologique des islamistes n’est pas applicable en Tunisie, d’autant plus que nous sommes un des pays en Afrique les plus modernistes du point de vue social.» Néanmoins, beaucoup de Tunisiens, notamment la jeunesse, restent sceptiques sur les intentions de cette octogénaire.
A contrario, Ali le vendeur de souvenirs à Tunis déclare : « Je ne crois pas du tout à Béji Caid Essebsi et son parti social-démocrate. S’il avait voulu faire quelque chose, il l’aurait fait du temps de Bourguiba ou Ben Ali. On coupe l’arbre, mais on laisse les racines. « Zarma » c’est maintenant qu’il va changer quelque chose ? C’est un vieillard de 88 ans, que peut-il faire pour la jeunesse tunisienne ? Je voterai pour des modernistes même si je sais qu’il n’y aura pas beaucoup de changement. »
L’enjeu est crucial pour les Tunisiens, le pays doit sortir la tête de l’eau après trois ans de crise économique et d’un déficit publique qui ne cesse de s’accroître ces trois dernières années. Le pays du Jasmin a su démarquer de ces voisins avec une transition démocratique en finition mais va devoir réaliser une transition économique durable sur le long terme. A l’heure de la crise économique, les tunisiens n’ont pas le droit à l’erreur. La compétence des futurs élus sera déterminante pour sauver le pays du naufrage économique qu’il subit aujourd’hui.
Sarah Enfis