Edito – Les bons résultats du Front national au premier tour des élections régionales ne sont pas une grande surprise. Et quoi qu’en disent les uns et les autres, les responsabilités de cette montée du Front national sont à trouver chez les politiques comme chez les médias.
L’événement est assez exceptionnel pour être remarqué, ce lundi 7 décembre 2015, Le Figaro et l’Humanité arboraient le même titre en Une : « Le choc ». Or, s’il y a bien une chose qu’on peut dire du résultat du premier tour des élections régionales, c’est que de tels résultats sont loin d’être inattendus. Depuis plusieurs élections, le Front national continuait une progression quasi-inexorable, et les sacro-saints sondeurs avaient prévu un scénario approchant ce qui s’est passé.
Une responsabilité partagée
Ce qui est aussi peu étonnant, c’est que, dès l’annonce des résultats, les accusations ont volé de part et d’autre, chacun cherchant à imputer aux autres la responsabilité de cette montée frontiste. Or les responsabilités sont partagées.
Depuis des années, les principaux partis politiques, de droite comme de gauche, ont persisté dans la voie de la facilité, profitant du confort de leur situation. Le Front national leur paraissait parfois même utile, un bon épouvantail permettant de mobiliser des électeurs entre les deux tours pour espérer remporter les élections.
Durant toutes ces années, ce même personnel politique s’est de plus en plus coupé des réalités du pays, et de ce que vivent chaque jour les Français. Par peur de trop brusquer leur électorat, les partis au pouvoir de droite comme de gauche, n’ont pas su engager les bonnes réformes, ou du moins les mener à leur terme, laissant le pays s’embourber dans une crise économique et une montée du chômage.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les listes frontistes aient remporté un certain succès – quoique bien moins important que ne le suggèrent certains articles – auprès des jeunes. C’est une génération qui est touchée de plein fouet par le chômage, la précarité, qui pâtit du manque de réformes effectuées par les générations précédentes, alors qu’il était encore temps de les faire de façon moins douloureuse. C’est une génération qui ne se sent pas représentée par les partis politiques actuels, une jeunesse de plus en plus dépolitisée, à mesure qu’elle se sent délaissée.
Le non-renouvellement de la classe politique, le cumul des mandats et la multiplication des affaires touchant des personnalités politiques de tous bords sont autant de raison d’un désamour des Français envers les partis politiques qui se sont partagés le pouvoir ces dernières décennies. La tentation du vote-sanction FN est d’ailleurs d’autant plus grande que les votes blancs ne sont toujours pas réellement comptabilisés.
Il est incontestable que le Front national a pu prospérer et connaître une ascension grâce à l’incapacité des partis au pouvoir, et en premier lieu les Républicains et le Parti socialiste — mais aussi leurs alliés —, à comprendre les inquiétudes et les préoccupations des citoyens français, et surtout de proposer des solutions permettant de répondre à ces craintes. Mais il ne s’agit plus de décrire le vote Front national comme un vote-sanction, surtout quand il s’agit d’y adjoindre des phrases creuses sur le fait d’avoir entendu la colère des Français, phrases généralement suivies de promesses aussi vagues que vaines. De tels résultats électoraux ne peuvent provenir que d’une large proportion de votes d’adhésion.
Certains dirigeants des Républicains, d’ailleurs prompts à rejeter la responsabilité sur le dos des socialistes, ont aussi favorisé l’émergence du FN nouvelle génération en rendant floues les frontières idéologiques entre les deux partis. En allant chasser sur les terres électorales du Front national lors de l’élection présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy a contribué à la banalisation de certains discours jusqu’alors réservés à la droite dure, voire extrême. Cette stratégie ne s’est d’ailleurs pas révélée payante, François Hollande ayant accédé à la présidence au moins en partie grâce à un vote anti-sarkoziste. Le Front national a ainsi pu devenir un parti « comme les autres », dont les idées ont soudain eu une place au centre des débats politiques.
Les Républicains (ou plutôt l’UMP) et les socialistes portent aussi une lourde responsabilité en acceptant de ratifier par voie parlementaire le traité de Lisbonne, alors que les Français avaient rejeté le traité constitutionnel lors du référendum de 2005. Dans un contexte de méfiance croissante envers l’Union Européenne, un tel comportement politique a été vécu comme une trahison par une partie de la population et n’a fait qu’apporter de l’eau au moulin europhobe du Front national.
Le rôle des médias
Il faut aussi admettre que les médias ont pour partie eu un rôle de facilitateurs dans la montée du Front national. D’une part, la course à l’image sensationnelle, au reportage anxiogène, a créé un climat de peur généralisée, facilitant parfois des amalgames sur lesquels peuvent s’appuyer les idéologues frontistes et associés. D’autre part, la diabolisation du Front national a été plus que contre-productive.
Des années durant, certains talk-shows, certaines émissions, étaient réticents à l’idée de donner la parole aux représentants du Front national, lui permettant de se construire une image de parti en dehors du système, de parti dont les idées sont censurées. En privant ce mouvement politique de parole, ces émissions ont d’ailleurs aussi manqué des occasions de réfuter les arguments que les leaders bleu marine pourraient avancer.
Puis, plus récemment, le Front national a paru omniprésent, ou du moins ses principaux représentants. Les résultats électoraux où le parti des Le Pen a réalisé des bons scores ont fait l’objet d’une attention particulière, d’une multitude d’analyses plus ou moins inspirées. Les villes dirigées par un maire frontiste ont fait l’objet d’un examen minutieux, le moindre écart de conduite faisant l’objet de longs articles.
Lors de la campagne des régionales, certains journaux ont tenté de faire entendre leur voix contre le Front national, avec le résultat que l’on sait. De telles dénonciations du parti de Marine Le Pen sont devenues contre-productives. Non pas qu’il ne faille pas réfuter les thèses frontistes inexactes, dénoncer les propositions dangereuses contenues dans son programme. Mais il s’agit de le faire de façon intelligente, sans mépris envers l’électorat frontiste. Il s’agit d’accepter qu’en démocratie, le peuple est souverain, même si on est en désaccord avec ses choix. D’autant plus que le Front national s’est construit comme marque de fabrique l’image du parti stigmatisé, victime d’une vindicte politico-médiatique. Ce qui, soit dit en passant, est un excellent moyen de se défendre face à des critiques sans y répondre réellement.
Une stratégie de dédiabolisation particulièrement efficace
Il faut aussi admettre que Marine Le Pen fait preuve d’une intelligence politicienne remarquable. La campagne de dédiabolisation qu’elle a menée, allant même jusqu’à l’exclusion de son père, pourtant fondateur du parti, s’est avérée rudement efficace.
Le Front national a su se construire une image de parti anti-système alors qu’il en fait partie intégrante. Le renouveau du parti s’est d’ailleurs fait sous la houlette d’un énarque. Les têtes de listes du parti dans les régions où la vague bleu marine menace de l’emporter, dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d’Azur, respectivement fille et petite-fille du fondateur du parti, sont déjà députée ou députée européenne, donc risquent de cumuler des mandats. Marine Le Pen ne cache d’ailleurs pas son ambition de se voir élire présidente de la République en 2017. Ce qui n’augure pas d’un investissement total dans la gestion d’une région. D’autant plus que le FN s’est jusqu’à présent élevé contre la décentralisation.
En surfant sur les peurs des Français, en stigmatisant les migrants — Marine Le Pen a d’ailleurs admis que même si elle était élue, elle ne pourrait pas faire grand chose concernant la situation à Calais — et les musulmans — démontrant d’ailleurs une totale incompréhension de ce qu’est la laïcité —, les dirigeants frontistes jouent pourtant à un jeu dangereux. Une France divisée, clivée, ne sera pas plus forte, bien au contraire. Quant au repli sur soi économique et à la fermeture des frontières, il serait avant tout préjudiciable pour les régions frontalières, celles-là même où le Front national pourrait être en mesure de remporter au second tour des régionales.
Quoi qu’il en soit, il ne faut surtout pas oublier que le premier parti de France, y compris — et surtout — chez les jeunes, n’est pas le Front national, qui est devancé de loin par le parti des abstentionnistes. Et c’est ce désinvestissement des citoyens dans la gestion démocratique du pays qui est peut-être le plus inquiétant. Il est grand temps que les médias et les partis politiques se posent les vraies questions, et qu’émergent de véritables programmes visant à répondre aux attentes des Français.