Quand le citoyen européen lambda a découvert la photographie du jeune Aylan Kurdi, l’enfant syrien face contre le sable, il s’est soudain senti concerné, et tout à coup parmi les Européens nombreux étaient ceux qui s’empressaient de donner leur (soudaine) opinion sur la question de la crise de l’immigration. Aujourd’hui Aylan est presque retombé dans l’oubli. Parfois dans la semaine nous nous trouvons particulièrement affectés par une nouvelle information quant à un naufrage de réfugiés, un incendie dans la jungle de Calais ou quelque photographie qui nous rappellent que près de nous il existe des familles qui vivent sous des toits de tôles, dans le froid et sans eau courante. Mais pourquoi attendons-nous que les médias nous montrent une scène si tragique avant de ressentir, enfin, de la compassion ?
Nous sommes de plus en plus reliés…
D’abord, cette terrible photographie d’Aylan ainsi que toutes les nouvelles tragiques et les débats plus ou moins virulents sur la question de la crise des réfugiés révèlent le fait que nous sommes de moins en moins capables de penser par nous-mêmes. Une grande majorité d’individus ne considéraient pas la question de la crise des migrants comme une situation très douloureuse avant la photo d’Aylan tout simplement parce que leurs regards étaient orientés, plus ou moins consciemment, vers quelque sujet qui était alors, à ce moment-là, montré par les médias. Et cela pouvait être aussi bien quelque chose de tragique comme une chose légère, car après tout ce que les gens attendent des médias, c’est la facilité. La facilité de se laisser aller sur son canapé devant une émission plus ou moins stimulante, la facilité d’avoir l’information au bout de ses doigts via nos Smartphones, la facilité d’avoir à portée de main des données sur l’actualité par centaines, voire milliers. Et par actualité nous devons ici considérer toute l’information possible : la rubrique science, l’économique, celle qui concerne la politique et ainsi de la sorte jusqu’à celle qui renseigne sur les derniers faits et gestes de la hit girl du moment et de son rockeur de mari. Notons que chacune de ces rubriques sera plus ou moins mise en avant par le nombre de vues, de lectures, d’écoutes, de retweets ou de likes.
… Par un mimétisme croissant
Pourtant, ce n’est pas forcement gage de qualité, plutôt de conformisme. En somme, nous filons droit dans le restaurant le plus rempli à la sortie de la gare si nous reprenons la métaphore que l’économiste John Maynard Keynes utilisait pour présenter ce comportement très terrien : le mimétisme. Si j’ai le choix entre deux restaurants identiques, j’aurais plutôt tendance à me diriger vers celui qui est le plus rempli, et le voyageur suivant me suivra, car il pensera que la fréquentation est gage de qualité et j’aurais moi-même participé à ce phénomène en tant que suiveur et indicateur pour le client qui arrivera après moi. Pourtant, le premier client a peut-être choisi ce restaurant-là par pur hasard. Mais le fait est là : suivre les autres a un côté quelque peu rassurant. Les médias suivent cette même ligne. Or, étant donné qu’ils font partie de notre vie de tous les jours, lorsqu’ils se concentrent sur un évènement en particulier c’est la société dans son intégralité qui passe en édition spéciale. D’une certaine façon j’oserais qualifier ce phénomène de « tyrannie de la majorité » (d’après la notion de de Tocqueville) : nous acceptons de croire, aimer, détester, voir ou non ce que la majorité regarde, et veut regarder.
Qui peut le mieux veut le moins.
Le Tiers-Monde par exemple. Il nous est souvent présenté dans les médias comme un endroit terrible où la pauvreté, la misère et la violence sont partout. Évidemment, c’est une situation réelle. Mais aujourd’hui cette idée est devenue si fortement ancrée dans nos esprits que nous pensons que cela va de soi, que c’est bien malheureux mais que, hélas, individuellement nous ne pouvons pas agir durablement pour changer cela. Nous acceptons volontiers d’être spectateurs, d’être tenus informés, mais nous demeurons dans notre passivité pour la majorité d’entre nous. Évidemment, nous ne pourrions pas nier de telles réalités, mais l’amélioration serait de rester indignés bien que chaque jour nous soyons témoins de la misère du monde et de la violence dont les êtres humains peuvent faire preuve envers leur prochain. Nous ne pouvons pas, nous ne devons et ne voulons plus simplement dire que c’est bien triste, mais que c’est comme ça dans le Tiers-Monde. Nous ne voulons pas de ce mode de vie où nous nous confortons dans notre passivité et notre tristesse médiatisée par nos écrans. De plus, les médias suivent une sorte de règle de la proximité à laquelle nous adhérons sans le savoir : nous nous sentons davantage concernés quand ce qui est présenté a lieu près de nous ou de nos proches. Par exemple, les conflits du Moyen-Orient sont désastreux mais ils ont lieu de façon fréquente. Alors nous restons là, bien tranquilles dans nos canapés en nous faisant spectateurs de la banalisation de la violence et de l’injustice. Mais ce qui a changé avec Aylan, c’est qu’il était un enfant. Un bébé, un tout petit corps frêle immobile à jamais, un innocent. Et nous n’avons même pas vu son regard. Seulement son corps, si impuissant sur ce sable humide et dans ces vêtements trempés. Son visage était honteusement plaqué contre le sable. C’est pourquoi la photo est devenue virale : nous voyons ce qui nous conforte dans notre mentalité de personnes bien pensantes et concernées. Mais en réalité nous ne sommes pas concernés, nous sommes divertis. Voilà ce qui est effrayant aujourd’hui. Nous souffrons quelques heures, jours, voire semaines, puis nous retournons à nos vies calmes et douces jusqu’à la prochaine information qui nous déstabilisera et nous atteindra dans notre humanité, car au fond, personne n’aime voir la douleur de si près. Parmi toutes les tragédies, tout le monde est sensible à l’innocence d’un enfant.
Les médias reflètent aujourd’hui ce que nous voulons voir, et être. Et cela marche avec tout : nos corps, nos amours, nos amitiés, nos vies de familles, nos rythmes de vie. Ce qu’il faudrait c’est qu’ils nous montrent aussi qui nous sommes vraiment, et quel pouvoir nous avons si nous agissons tous ensemble, bref, qu’ils nous montrent qui nous ne voulons pas être.
Clotilde Vidal-Oustalet